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Sur la valeur travail – notes de recherche du 10 novembre 2016 – Cycle Travail n°1

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Cycle Travail N°1

Au préalable…

On dit souvent que la théorie est déconnectée du vécu des gens.

Justement c’est bien une déconnexion que l’on cherche avec ce « cycle travail », une mise à distance du travail et de son environnement, de sa valeur, de son histoire, de son vécu. Un temps de respiration en somme. Car précisément, le travail aliéné est celui que l’on ne peut plus penser.

Donc la tentative du « cycle travail » que nous commençons ici, consiste à mettre à distance nos représentations du travail, pour mieux les percevoir, les analyser, les échanger, les faire évoluer peut être.

Et la théorie est parfois bien pratique, pour se sortir des situations de domination.

Autrement dit, il s’agit de s’armer pour se mettre en position d’exercer une prise sur nos réalités.

Nos camarades syndiqués nous disent souvent que ce genre de rencontre ne parle pas aux travailleurs qu’ils côtoient, qu’ils ont déjà du mal à les rallier au sein de l’entreprise à des formes de lutte, de conflit, de résistance, de désobéissance… Car les travailleurs sont d’abord pris à la gorge dans des réalités quotidiennes terribles . Les syndicalistes font le constat de dénonciations entre collègues, de course aux places, de désemparement, de renoncement à la lutte, de pressions et de dépressions au travail… Ils se voient même parfois reprocher de lutter pour de meilleures conditions de travail, car les conséquences punitives prises ensuite par la hiérarchie touchent tout le monde et ne valent pas la peine de prendre le risque de lutter. Ainsi les syndicalistes affrontent avec leur propre collègues l’idée qu’il serait vain de mettre le travail en débat, car il ne pourrait en être autrement. Voilà la difficulté majeure de notre temps, le fait que la critique du monde du travail, ou la simple idée de sa transformation, soient des démarches très éloignées des problèmes du quotidien des travailleurs et de leur tourment.

C’est exactement ainsi que Marx décrit l’aliénation au travail, qui constitue un asservissement à partir du moment où il est l’unique moyen pour satisfaire nos besoins primaires, et aujourd’hui de nos besoins sociaux, psychologiques, etc. Donc un travail sous pression sans possibilité d’avoir prise sur lui, que l’on ne peut plus mettre à distance et objectiver, et dont on ne peut pas se passer malgré la souffrance qu’il génère. C’est précisément cet enrôlement que nous voudrions renverser ici, en sortant de l’emprise du poste de travail sur notre mental.

Donc nous lançons ce travail d’autoformation, qui ne remplacera jamais le travail dans l’entreprise des syndicats, mais qui vise justement à faire du lien entre ce qu’il se passe dans l’entreprise, dans les collectifs qui expérimentent une alternative à l’emploi ou à l’économie, chez les chercheurs d’emplois ou les bénéficiaires du RSA, et ce qu’il s’écrit dans les livres.

L’intérêt même de ce temps, c’est de croiser différents milieux et de les faire inter-agir, dans un autre lieu que celui de l’entreprise.

La ligne est difficile à tenir ici, car il s’agit de ne pas rejouer Nuit Debout, ne pas reproduire les formations syndicales, ni une conférence universitaire, mais créer une situation de croisement régulier entre ces différents milieux et ces différentes intentions, qui n’existerait pas si on ne la provoquait pas. Un temps d’autoformation où l’on met en résonance, en débat, nos vécus du travail, un temps où on s’alimente, on s’outille pour mieux comprendre ce qu’il se joue dans nos entreprises, nos associations, nos collectivités, nos communautés… L’enjeu est de créer un espace hors du temps de travail pour mieux le transformer.

Après nous pourrions nous demander, où sont les classes populaires dans cet espace là. Si on le savait, c’est à dire si elles mêmes se définissaient comme classe populaire de manière revendiquée, nous n’en serions pas là. Puis, il est probable que nous incarnions nous-mêmes une part de ces masses individualisées et éparpillées, démunies de leurs réflexes collectifs de classe. Ensuite, imaginer les populations précaires séparées de nous, est non seulement une erreur stratégique (qui nous fait valider la hiérarchie sociale du capital, qui met sur un pied d’inégalité les deux bouts de cette fausse séparation entre l’intellectuel et le manuel, par exemple), mais aussi une erreur prétentieuse (en se croyant quelque part à l’abri, car justement mieux placés sur cette échelle sociale que les autres).

Les auteurs que nous présenterons ce soir montrent justement que l’histoire du travail n’est pas neutre, elle est avant tout l’histoire de la dépossession et de l’affaiblissement stratégiques de la capacité d’agir et de conscientiser leur situation, des plus dominés.

1ère séance du cycle travail

autour des recherches de Dominique Méda.

Selon ses propres mots, Méda est une philosophe, qui a fait une pause dans sa formation de philosophie car il y avait un vide intellectuel dans les années 80s. Elle était remontée contre un biologiste naturaliste, qui explique toute l’activité humaine par la neurologie, la biologie neuronale. Pour s’armer contre cette pensée naturaliste elle voulait continuer sa formation, elle a fait l’ENA. Mais il n’y avait pas d’esprit critique, c’était du pur pragmatisme, de l’expertise, seulement des solutions et problèmes techniques, mais pas de politique. A la sortie elle travaille dans les politiques sociales. Puis elle anime ensuite la recherche à la DARES (ministère du travail). Pour finalement entrer à Paris Dauphine où elle donne des cours et à l’institut IRISO (institut de recherche interdisciplinaire en science sociale).

Elle écrit : « Le travail, une valeur en voie de disparition ? » en 95. Elle rajoute le « ? » dans la réédition de 2012.

Méda ne montre pas vraiment en quoi la valeur travail disparaît. Le titre est plutôt mal choisi. Elle pose une longue et contradictoire définition historique de ce qu’est le travail, et elle montre en quoi cette définition est problématique. Elle propose cependant, de réduire le travail au maximum, notamment en réduisant le temps de travail. C’est ce qui lui a valu de participer aux premières expérimentations de RTT sous Aubry, bien avant la généralisation de la loi. Que le travail disparaisse, c’est donc moins pour elle un constat qu’un programme politique.

Elle a donc été très critiquée. Elle s’est engouffrée alors dans cette brèche qu’elle avait elle même ouverte avec ce questionnement sur le travail, en allant chercher les signes statistiques via de nombreuses enquêtes, de l’évolution de la valeur travail. Ce travail est notamment synthétisé dans son essai « Réinventer le travail » paru récemment.

Son travail actuel s’inscrit dans une forme de retour de la question du travail :

Retour de la question du travail avec :

– Harcèlement au travail, risque psycho sociaux, inflation de la notion, désir nouveau de partir en retraite, candidats de la valeur travail en 2007 et 2012 « réhabiliter la valeur travail ».

– Idée d’une dégradation de valeur travail et qu’il faudrait la réhabiliter (cf. Campagnes présidentielles de 2012 et 2007) :

*Pour les uns, la dégradation de la valeur travail vient de l’appétence pour le loisir.

*Pour beaucoup les jeunes seraient infidèles paresseux et individualistes, et donc oisif.

*Pour d’autre cela viendrait de la précarisation du travail et la mauvaise répartition capital / travail.

PROBLEMATIQUE : Comment est-on devenu une société fondée sur le travail ?

Nous ferons quelques détours par Alain Supiot, juriste, qui complète le travail critique de Méda. Ils partagent l’idée qu’on a extrait le travail du champ politique. Leurs solutions sont différentes cependant. Supiot veut réorganiser l’entreprise, en laissant les salariés et la puissance publique s’en emparer. Méda ne dit pas le contraire, mais se demande s’il ne faudra pas mieux refonder le lien social ailleurs que sur le travail.

I /ORIGINES DU TRAVAIL

A/ Une notion ethnocentrique

Il y a une histoire du travail, ce n’est pas une catégorie universelle, mais bien un mot dont la signification a été propre à chaque époque. (Vernant)

C’est une notion ethnocentrique. (Marie Noelle Chamoux a écrit « société avec ou sans concepts de travail » : quantité de sociétés pré-économiques semblent ne pas en avoir eu besoin, donc le travail nous apparaît dans ces sociétés par son absence, ce qui montre que le travail est un concept bien relatif. La notion économique de travail est sûrement une notion indigène comme une autre. C’est une erreur de la croire universelle. Dans beaucoup de sociétés, le travail n’est ni pensé, ni vécu comme tel »

B/ La création des conditions nécessaires à l’émergence DU TRAVAL

La thèse Méda a été très controversée : elle se situe dans lignée de Gorz ou Habermas :

Avant le 18ème, notre concept moderne de travail n’existe pas. Il n’apparaît qu’au 18ème. Il n’y a nulle part dans les sociétés pré-économiques les signes d’un concept de travail tel qu’il existe aujourd’hui.

Les textes sur la Grèce antique par exemple montrent qu’il y a bien des tâches, des métiers, des activités, mais rien qui ne ressemble au travail, on le cherche en vain dans cette Grèce antique. (Littéralement dans le texte de JP Vernant, historien de la Grèce antique : « on trouve en Grèce des métiers, des activités, des tâches, et on cherche en vain le travail ».)

Les activités appartiennent à des domaines différents, et rien qui ne les unit sous un concept commun comme LE travail.

Aristote dit même que les artisans ne peuvent être citoyens, justement car ils ont besoin des autres, via une relation de vente de service, pour exister.

Le travail n’est pas une condition du lien social ou politique. Le lien social s’effectue sur un espace dédié, à part entière, à la politique.

Puis tout du long du moyen age : la fait religieux vient effectuer le rapprochement de l’opus de l’homme (le labeur en temps que châtiment) et de l’œuvre divine. St Augustin théorise ce rapprochement de l’opus humain et de l’opus divin.

St Thomas d’Aquin (13ème siècle) lui, opère la reconnaissance d’UN travail qui serait d’utilité commune.

Le Trepalium apparaît au 12ème siècle (instrument de torture pour tenir les gros animaux)

Puis de plus en plus de métiers manuels sont reconnus au moyen age, une culture se développe autour de ce qu’on appellerait aujourd’hui l’artisanat mais qui ne se pensait pas comme ça à l’époque bien sûr.

A la fin du moyen âge apparaît une définition du travail comme « activité quotidienne permettant de subsister »

Les conditions se réunissent donc pour que puissent naître les éléments actuels de la définition du travail.

C/ Les couches / strates de définitions du travail, empilées par l’histoire, selon Méda :

L’ensemble de ces couches persiste, malgré leur contradiction. C’est d’ailleurs de cet ensemble cumulé de représentations contradictoires, que Meda tire sa critique du travail et les raisons de son caractère destructeur actuel.

1/ 1ère couche de significations : le 18ème siècle et l’industrie naissante.

Au 18ème s’invente LE travail avec le capitalisme occidental et son industrialisation. Le concept moderne de travail est inventé pour la première fois, il devient le terme rassemblant des choses qui n’étaient pas rassemblées de cette manière avant.

Smith théorise le travail d’abord comme facteur de production. Il fait un grand éloge du travail et de sa puissance productive.

Il invente le travail abstrait, comme un moyen en vue d’une autre fin, quelque chose que l’on peut vendre et acheter. C’est un moyen pour créer de la richesse. Et la richesse l’intéresse plus que le travail.

Le travail devient marchand détachable et abstrait, c’est à dire qu’il y a une partie de moi même, mon travail, qui peut-être vendue à autrui, et donc détachée de ma personne.

Et avec Smith c’est la quantité de travail employée qui donne la valeur aux choses, qui fixe les prix.

La division du travail se répand, chaque organe de la société est spécialisé dans une production précise, l’individu surgit, là où avant il s’effaçait derrière la communauté (Durkheim). Chaque individu lui aussi a une tache précise (alors qu’il avait un métier avant, il fabriquait un produit du début à la fin), les taches de conception et de réalisation se séparent…

La mesure, la science, la productivité s’accentuent dans l’entreprise, pendant que les interprétations religieuses du monde s’affaiblissent…

Mais qu’est-ce qui tient cette société d’après Smith ? => l’échange économique et le travail !

Pour Smith, c’est le travail qui fonde la paix sociale, le lien social. Le travail en tant qu’activité détachée, séparée des personnes, fonde la stabilité de l’ordre social car tout le monde est arque-bouté vers la contribution à la production.

On peut donc calculer ainsi ce que chacun apporte à la production et ce que chacun peut en retirer.

On invente au 18ème siècle l’équilibre entre CONTRIBUTION et RETRIBUTION, et surtout, on invente une manière de comptabiliser cette équilibre social qui devient calculable donc (production / salaire)

Voilà ce qui stabilise l’ordre social d’après Smith, ce qui permet l’échange, ce qui pacifie… Car l’économie et son marché sont les modalités d’échanges modernes les plus proches de la nature, de l’organisation rationnelle des activités humaines.

Au 18ème, on invente l’idée que l’économie (libérale) a tout d’ une science, telles que la biologie ou la physique, qui ne sont là que pour rendre compte de phénomènes purement naturels et donc indubitables.

DETOUR PAR SUPIOT : Smith, Mandeville, Sade (qui part du principe que notre société est composé d’égoïsmes et que chacun n’est que l’objet des manipulations ou désirs de l’autre), ou Hitler ont ce point commun d’attribuer à la nature la suprématie sur les lois. C’est à la nature de définir la loi. C’est la théorie de base des physiocrates (des pré-libéraux), la première école d’économie, qui parle du « gouvernement de la nature »

Il existe une vieille croyance, que l’on peut faire remonter dans un discours de Kalliklés (sophiste) rapporté par Platon. Les grecques partaient du principe que c’est la loi qui doit gouverner des hommes, et non que des hommes gouvernent d’autres hommes. (C’est la base de la pensée démocratique, qui d’ailleurs est beaucoup plus proche de l’anarchisme que de la pensée républicaine qui délègue le pouvoir).

Et Kalliklés n’aime pas cette idée que les hommes ne puissent pas gouverner d’autres hommes, car pour lui, la loi et la démocratie sont des illusions. La réalité pour lui, c’est que cette loi qui gouverne les hommes, n’est que la manière dont les plus faibles ont réussi à imposer leurs règles aux plus forts. La loi c’est le règne des plus faibles sur les plus forts. Donc elle tire la société vers le bas.

Or pour Kalliklès, les plus forts, les plus ingénieux, les plus créatifs, les plus doués, devraient imposer leur loi au plus faibles, comme c’est le cas dans la nature.

Et le libéralisme, ou le nazisme, ont ceci en commun, de partir de la légitimité naturelle des plus forts pour fonder l’ordre social

(selon leurs critères bien sûr, qui sont historiquement datés et situés, et l’objet d’une négociation mais ça ils ne veulent pas le voir puisqu’ils se revendiquent de la naturalité, autrement dit quelque chose qui apparaît scientifique et neutre)

Pour les libéraux, l’économie avec ce qu’elle a de comptable, de mesurable, de scientifique, est bien la forme d’échange moderne la plus naturelle, la plus neutre. Si nous cherchons à intervenir pour réguler, ou même détruire l’économie, nous ferions donc la loi du plus faible.

Ainsi on assoie l’ordre social sur l’économie et particulièrement sur la production, et rien ne peut remettre ça en cause après les arguments naturalistes et scientifiques.

RETOUR A MEDA :

Mais Smith, malgré ses faveurs pour cette ordre naturel imbriqué dans le monde moderne de la production grâce à l’équilibre tout aussi naturel de la « RETRIBUTION-CONTRIBUTION », continue à considérer que le travail est pénible, c’est de la souffrance, du sacrifice personnel. Il fait le lien social, mais il reste une tâche basse et dégradante.

Marx se moquera de Smith d’ailleurs à ce sujet ! Il ne remet pas en cause la centralité du travail et de l’économie, au contraire. Mais il voit dans le travail l’émancipation de l’humain.

2/ Deuxième couche, le 19ème siècle : travail essence de l’homme.

Le travail est l’essence de l’homme d’après Hegel, Marx et des penseurs français, comme Diderot, lui qui disait que « le travail est l’occupation journalière à laquelle l’homme est condamné par son besoin et à laquelle il doit en même temps sa santé, sa subsistance, sa sérénité, son bon sens et sa vertu peut-être ». Donc après le travail souffrance, lié à la nécessité, on ouvre la possibilité d’un travail qui serait potentiellement vertueux, (« santé, sérénité, vertu » selon Diderot donc).

Pour Marx ; le travail serait une liberté créatrice, une activité qui rend pleinement humain, ce serait par le travail que je me réaliserais au monde, et que je transforme le monde.

Hegel dit « travailler, c’est se transformer, et transformer le monde ».

Marx : le travail permet de s’exprimer doublement, dans notre singularité en tant qu’individu, et dans notre humanité, par l’échange avec l’autre. C’est donc une idée absolument nouvelle à ce moment là de l’histoire.

Et pour comprendre l’histoire de la définition du travail, il faut s’interdire de projeter cette approche du « travail essence de l’homme et réalisation de l’homme et du monde » sur les époques antérieures. Ces concepts ne marchent pas dans la Grèce antique

Pour Marx toute activité humaine est travail, mais le travail réel, tel qu’il existe en société, est aliéné, donc pour qu’il joue son rôle d’essence de l’humanité, il faut le libérer de l’aliénation, c’est à dire du fait qu’il soit indispensable de travailler pour répondre à ses besoins vitaux.

Donc pour Marx il faut abolir le lien salarial. Marx véhicule l’idée qu’après abolition du salariat on retrouvera le travail dans toute sa splendeur.

DETOUR PAR SUPIOT

Supiot affine la version humaniste de Marx, en poussant plus loin la description du processus de réalisation de soi et du monde à travers le travail.

Le travail c’est ce qui permet à celui qui l’exécute de mettre un peu de lui même dans ce qu’il fait. Contrairement à l’animal et la machine.

Pour Supiot le travail c’est d’abord ce qui prend racine dans des représentations mentales, autrement dit, ce moment où on a «  quelque chose en tête ». Puis on travaille pour que surgisse dans le monde tel qu’il est, cette représentation mentale, cette idée que l’on avait en tête.

C’est ce va et vient qui fait le travail vraiment humain. C’est ce lien entre le monde réel et notre univers mental. Travailler c’est accorder ces univers, de représentation mentales d’un côté, et notre existence biologique, la réalité de ce monde de l’autre.

Le travail est une école où l’on apprend ce lien, comme une manière de dompter sa folie. L’épreuve du travail nous fait découvrir les réalités du monde et de nous fait découvrir nous-mêmes.

Travailler c’est donc selon Supiot domestiquer sa propre imagination, et la mettre en mouvement.

RETOUR A MEDA

3/ Troisième couche fin 19ème: la société salariale

Fin du 19ème siècle : le travail est toujours considéré comme une valeur essentielle de l’homme, la plus haute valeur atteignable, et on en a fait l’activité unique pourvoyeuse de droit et de redistribution sociale.

On oublie la condition de Marx à ce moment là, c’est à dire le fait de libérer le travail du salariat, d’actualiser le travail selon sa vraie valeur d’essence, et ne pas en rester au travail réel qui est aliéné.

Donc on installe, au contraire de Marx, l’ensemble du droit du travail et de la protection sociale, sur le SALARIAT !

Loin d’être supprimé, le salariat devient le canal principal par lequel on accède au pouvoir d’achat et de la protection.

Donc on met au cœur de la société un concept nouveau: l’EMPLOI

Et l’emploi devient en toute logique une politique centrale de l’Etat, qui est là pour sauvegarder la société salariale, le compromis qu’elle représente, c’est à dire  :

  • D’un côté la paix sociale instaurée par les échanges marchands qui deviennent la seule raison d’être des uns et des autres car c’est le fait d’y contribuer qui nous rétribue

  • De l’autre côté, un travail subordonné régulé par des droits pour contrebalancé la souffrance et la négation de l’individu qu’il génère

Mais ces deux versants du compromis social restent problématiques :

  • Au final, l’économie et la production / consommation sont installées comme buts, comme fins, comme sens final, de notre existence sociale. Et non comme ce qu’ils sont sensés être, un simple moyen envers d’autres formes idéales (la « vie bonne », le bonheur ou la politique…)

C’est ce qu’on a appelé en d’autres termes le compromis Fordiste. Cher à Robel Castel car selon lui c’est grâce au compromis social trouvé à la sortie de la guerre jusque dans les années 70 que tous les droits fondamentaux ont émergés (retraites, protections sociale, citoyenneté…), mais il en regrettait déjà le recul dès les années 80 avec le libéralisme.

DETOUR PAR SUPIOT

Il explique l’évolution qui se joue au cœur du passage du taylorisme, au fordisme, et ce que représente politiquement ce dernier. Il explique les conceptions du travail sous-jacentes à ces mouvement de l’histoire.

Supiot utilise une définition humaniste du travail humain(réaliser ses projections mentales), mais elle est définitivement mise à mal par le monde qu’il appelle post-industriel.

(Le mot « Post » lui pose problème, car il revient de manière trop récurrente, c’est le signe que le monde d’avant persiste dans le mon actuel, et le symptôme de notre difficulté à caractériser précisément la société dans laquelle nous évoluons.)

3-1 / L’avènement de la mobilisation totale

Ce monde post-industriel débute d’après lui en 1914 avec la 1ére Guerre Mondiale, car elle a mis en œuvre une gestion industrielle de l’humain à grande échelle. On y traite l’humain comme le matériel, comme du combustible, pour alimenter en sang l’équivalent du marché : le front de la guerre.

Ernst Junger (écrivain Allemand ayant vécu la guerre) : d’après lui les pays se sont transformés en grande usine produisant des armées à la chaîne pour les envoyer au front, avec un processus de consommation mécanisé qui jouait le rôle du marché.

Avant la guerre la mécanisation et les chaînes dans les entreprises étaient réservées aux entreprises modernes. Avec le front de 14-18, la mécanisation s’est appliqué à la société toute entière et donc à l’humain. C’est devenu une mobilisation totale.

Toute existence humaine est convertie en énergie, mobilisable pour l’effort de guerre et instrumentalisée pour détruire les ressources biologiques de l’adversaire. C’est plus qu’une guerre, mais un gigantesque processus de travail.

L’efficacité du Taylorisme a été démontrée par la guerre, où l’Organisation Scientifique du Travail (OST) a été appliqué massivement.

L’ordre militaire mécanisé a ensuite imposé son modèle à la sphère publique en état de paix. Énormément de productions d’après guerre, dans les entreprises, ont donc appliqué ces méthodes, de mobilisation totale. Cette façon d’utiliser les êtres humains devient la norme dans le monde industriel.

La notion de « totalitarisme » d’Arendt est issu de cette notion de mobilisation totale.

Aujourd’hui, ceci a pris la forme d’un marché total.

Toute existence est convertie en donnée comptable, et même si la guerre n’est pas armée, elle est bien une guerre totale entre tous les pays du mondes, mise en concurrence, et chacun vient mobiliser totalement ses ressources humaines.

Le vocabulaire du management est militaire, et il est d’ailleurs toujours employé : « il faut gagner la bataille de la compétitivité ».

Ce vocabulaire est cependant au service du marché (une autre forme de guerre), et celui-ci étend sa logique à toutes les activités humaines.

Un consensus sur le travail mécanisé et la mobilisation totale se forme en terre capitaliste autant qu’en terrain communiste : ce travail là (ou l’on considère l’humain comme une horloge mécanique et mesurable) est la forme scientifique, qui doit échapper au politique et à tout débat de justice sociale. Lénine, admiratif de Taylor, voulait fonder l’Urss sur le schéma tayloriste.

Ainsi la mobilisation totale de l’humain expérimentée pendant la guerre de 14, se généralise entre deux guerre en temps de paix.

Pour supporter la contrainte terrible de la mobilisation totale, il a fallu inventer le fordisme (doublement de la paye des ouvriers de chez Ford pour les fidéliser et éviter le turnover du taylorisme, pour éviter de reformer de nouveaux employés à chaque départ d’un employé usé et attiré par un meilleur salaire dans une autre entreprise, et pour faire des employés les futurs consommateurs des produits de l’entreprise.

Ce compromis fordiste a fonctionné jusqu’à la fin des 30 glorieuses. Et une bonne partie de la pensée de gauche s’y est trompée, en validant les acquis sociaux apparents qu’il présentait. Sauf quelques uns, dont Bruno Trentin.

3-2 Le compromis fordiste sonne le glas de la justice sociale

Les défenseurs des droits ouvriers Italien (comme Bruno Trentin) disaient que le vrai scandale, ce n’est pas que les ouvriers soient mal payés, mais les conditions dans lesquels ils travaillent, le fait de les faire trimer comme des bêtes, ou des machines, de les occuper 40h par semaine, c’est à dire la majeure partie de leur temps de vie éveillée.

La gauche politique et syndicale s’est beaucoup battue selon une version Léniniste, pour le salaire (donc pour la version Fordiste) et moins pour les conditions de travail comme Trentin le revendiquait. Car au fond, la gauche envisageait l’organisation du travail ainsi :

  • l’organisation du travail en elle même n’est pas une question de justice mais d’efficacité. Lénine voit dans le taylorisme un « immense progrès de la science »… il dit même « qu’il ne saurait être question d’instaurer le socialisme, si nous ne sommes pas capable d’utiliser les grands progrès de l’industrie ». Il veut transformer l’Urss en vaste usine, de mobilisation totale.

  • La société entière devrait fonctionner comme une usine, pour être efficace selon Lenine.

  • Même Gramsci, très à gauche, disait « la division du travail industrielle doit faire ressentir à l’ouvrier que le monde entier est comme une immense usine, organisée avec la même précision, le même ordre, les mêmes méthodes, dont il constate qu’ils sont vitaux dans l’usine où il travail »

Cette passion pour l’organisation industrielle, pour l’efficacité, pour le taylorisme, est d’après Simone Weil, une application au travail humain, d’une conception inventée par la physique classique.

De Galilée jusqu’au 19eme on pensait comprendre le monde par un calcul de masse et d’énergie. Et cette notion d’énergie est directement appliquée au travail. L’énergie agit comme le travail d’un esclave, sans penser. C’est une force, une force seulement, détachée de la personne qui l’utilise. Le Taylorisme considère à la base le travail simplement comme une énergie, dépersonnalisée. (Cf Marx, travail concret, travail abstrait)

C’est la fascination pour la science, qui va de la culture à l’industrie, qui pousse à considérer l’être humain comme une machine.

Les sciences sociales prétendent bien étudier les phénomènes humains comme ceux des choses. (Cf Bourdieu, qui analyse les faits sociaux en comparant les individus à des particules dans un champ magnétique)

Considérer les travailleurs comme des choses, c’est bien sûr éviter de considérer les questions de justice. Comme dans la physique pure, il n’y a aucune place pour la justice.

Le compromis Fordiste est une manière d’entériner le travail humain comme un travail sans penser :

« nous vous demandons de travailler sans penser car vous n’êtes que des instruments de production, et en contrepartie, on vous promet un salaire convenable, une retraite, une assurance maladie, des vacances… »

La justice sociale a finalement été pensée ainsi. Car c’était le modèle le plus profitable (fidélisation des ouvriers, qui deviennent clients…)

Le périmètre de la justice sociale en reste donc à la sécurité physique, sociale, au temps de travail et au salaire.

En revanche, les conditions de travail et le sens du travail, sa direction, sont restés situées du côté de la technique, car ils relèvent de l’efficacité, de la science… et non pas de la justice.

Ce procédé est utilisé à grande échelle : qualifier un problème de technique, c’est le soustraire à la délibération publique.

Dire que l’économie est une science, c’est une manière de la faire échapper à la délibération politique. Car au parlement on ne discute pas la physique ou la biologie… donc de la même manière, on refuse d’intervenir dans l’économie.

Et de ce compromis là, on a tiré le droit du travail d’aujourd’hui. L’objet même du droit du travail c’est de réguler la subordination, donc de valider sa légitimité par ailleurs. Ca ne s’applique pas au travailleur indépendant, mais au travailleur obéissant. C’est la subordination qui différencie le travailleur indépendant du salarié.

Le critère premier pour savoir à qui s’applique le code du travail c’est celui de l’homme en tant qu’outil obéissant à des ordres. Il est apparu en 1932, en plein boom du taylorisme.

Le droit du travail sert à concilier d’un côté la réification du travail, qu’on transforme en une ressource, en une force, comme de l’énergie électrice, qu’on peut acheter ou vendre donc, et d’un autre côté, l’insertion dans un contrat de travail d’un statut salariale, qui protège le travailleur en tant que personne, contre les effets économiques et physiques de cette réification.

Karl Polaniy dans « la grande transformation »: Le propre du capitalisme, c’est pas l’économie de marché… il y a eu des échanges et des marchés économiques bien avant le capitalisme…  le propre du capitalisme c’est de considérer comme des marchandises par une fiction, des choses qui ne sont pas des produits :

  • La terre (alors que la nature ne peut être une marchandise, elle est là avant et après nous… pourtant on l’a rendue fictivement vendable)

  • le travail (le code civil a dit « le travail est une chose que l’on peut louer, puis le code de travail est venu fixer le cadre de cette location, en limitant l’emprise de la marchandisation du travail, par la limitation du temps qu’on y passe. Il aide à rendre cette fiction soutenable…)

  • la monnaie

Le code du travail a rendu vivable, générations après générations, le marché du travail. Le code valide le fait que le travail s’achète et se vende.

Or on ne peut pas dissocier notre travail de nous mêmes ! On ne peut pas avoir quelqu’un qui travaille pour nous, sans avoir une emprise sur sa personne.

Quand on contracte un contrat de travail, on prétend vendre un objet ; le travail. Or c’est nous en tant que sujet, qui vendons cette objet travail. Sauf que cette distinction objet / sujet, est une fiction. Une fiction indispensable au capitalisme pour exister tel qu’il est.

RETOUR A MEDA :

Jürgen Habermas : « le citoyen est dédommagé pour la pénibilité qui reste, quoi qu’il en soit, attachée au statut de salarié, même s’il est plus confortable ; il est dédommagé par des droits dans son rôle d’usager des bureaucraties mises en place par l’État providence, et par du pouvoir d’achat, dans son rôle de consommateur de marchandises »

On a pas réussi à désaliéner le travail, donc on se contente d’un travail comme moyen pour accéder à autre chose (accroître la production Nationale, accéder aux droits et pouvoir d’achat), mais surtout pas « la pleine expression de moi-même » comme le dit Marx.

Et de manière caractéristique à la société salariale, le travail devient ce moyen de répartition des revenus et des places.

II / LES IMPASSES CONCEPTUELLES ET PRATIQUES AU TRAVAIL TEL QU’IL EST

Pour Méda, ces trois couches se superposent encore aujourd’hui.

Or ces trois dimensions sont contradictoires.

  • Dans version de Smith : ce qui est intéressant, ce n’est pas le travail, mais la richesse que l’on crée. Et ce n’est pas grave si on traite mal le travailleur, car au fond le travail reste souffrance. C’est un moyen pour arriver à autre chose : le revenu pour chacun et la production pour la « nation ».

  • Dans la deuxième strate (Marx Hegel) : c’est la qualité du travail qui compte. Plus elle permet de nous exprimer, de nous réaliser, plus on s’approche de son essence libératrice

  • Dans la troisième, la société salariale (issu du compromis fordiste), il y a contradiction entre l’intérêt faible de l’activité travaillée, et l’intérêt fort de ce à quoi permet d’accéder l’emploi : le statut, le revenu, les droits, le pouvoir d’achat, la reconnaissance d’une position etc…

A/ Critique de la rationalité en tant qu’amputation de (et renoncement à) la dimension politique du travail

Weber et l’école de Francfort ont étudié de manière très poussée la question de la rationalité : rationalisation du travail, rationalisme occidental (meilleur maîtrise du monde), rationalité formelle : adéquation moyens / fins.

Adorno et Horkheimer 1947 (école de Francfort) ont émis de fortes critiques à l’endroit de la rationalité. Leur critique vise la dialectique de l’aufklarung (Kant et les « lumières » allemandes) : d’après eux la domination de l’homme sur la nature avec la rationalité occidentale se retourne contre l’homme . Elle entraîne l’autodestruction de la raison, car la raison se retourne contre elle-même quand tout devient calculable, exprimé sous forme de chiffres, les processus se retournent en leurs contraires : obsession de la productivité, laquelle était sensée créer les conditions d’un monde meilleur, permet la domination des hommes sur les hommes, et des hommes sur la nature.

Habermas  dit de la technique et et de la science qu’elles sont devenues idéologies. Ces formes d’obsessions pour l’efficacité se répandent dans toutes les sphères humaines. La politique ancienne (agora grecque) était un lieu où était discutées les conditions communes de la vie en société, et les idéaux pratiques : « la bonne vie », ses interprétations multiples faisaient débat.

Aujourd’hui, d’après Habermas tout devient programmé, le système nous guide car les solutions aux problèmes sont toujours recherchées dans la technique, et échappent à la discussion politique. C’est pourquoi, la politique Interventionniste de l’Etat moderne, implique une dépolitisation de la grande masse de la population. (délégations politiques à des technocrates, des scientifiques, des experts, agissant selon critères scientifiques, sans implication politique des citoyens).

Habermas dit que le travail est devenu une de ces formes de l’efficacité et de la rationalité instrumentale. Il est gouverné par des critères idéologiques, mais devenus intouchables depuis qu’ils ont pris la forme de la science, de l’efficacité…

Et il est donc séparé de la politique (on ne l’exprime plus, il va de soi, ses fins ne sont pas questionnées car évidentes, donc on ne le soumet plus à la délibération). La politique elle, se déroule dans une autre sphère.

Habermas recommande donc de limiter la place accordée à la rationalité instrumentale et d’élargir l’espace public, permettant un débat sur les finalités et les normes.

Hannah Arendt en 58 dans « condition de l’homme moderne » critique le développement de la rationalité, particulièrement de la rationalité économique. Elle rappelle que l’économie c’est la loi du foyer ou de la maisonnée, mais qu’avec le monde actuel, cette loi économique privée s’est étendue à l’ensemble de la société, du domaine public. Elle critique le fait que la société soit devenue une grande administration ménagère.

L’obsession de la société n’est plus la « vie bonne », mais d’avoir la plus grosse production possible. On oublie la politique, l’interaction, la parole, et on oublie que l’être humain est d’abord un être politique.

Arendt distingue trois formes de travaux :

Le Travail : au sens de labeur (labour) processus historique du corps humain en tant qu’animal, qui travaille pour sa subsistance biologique. Le travail est la condition naturelle de l’homme qui doit se nourrir, se vêtir etc. La condition humaine du travail est donc la vie elle même.

L’Œuvre : (work) activité non naturelle de l’homme, qui fournit au monde des objets, des œuvres artificielles, des outils, nettement différentes du milieu naturel, qui va lui permettre d’instrumentaliser la nature.

L’Action : la seule activité qui mettre directement en rapports les humains, sans l’intermédiaire des objets ni de la matière. Condition humaine de la pluralité, du lien entre les individus, c’est la politique, la parole etc.

B/ vers la fin du travail ? Ou vers un travail-programme dépolitisé ?

Le point commun entre l’école de Francfort, Habermas (dont il est issu) et Arendt, c’est que le travail est toujours du côté négatif de la vie en société. On l’oppose au social en général, et à la politique ou à la délibération en particulier. Ils considèrent que le travail a été isolé de toute question politique, de toute possibilité d’intervention souveraine (autre que celle de l’entreprise).

Cela rejoint Georges Friedmann (premier sociologue du travail français) qui dans « le travail en miettes » critique Durkheim qui fondait le lien social actuel sur la division du travail. Il dit « Si Durkheim avait vécu, il aurait été obligé d’admettre que la plupart des formes de travail sont pathologiques ».

Les années 60-70 ont vu fleurir une forte critique du travail qui ne permet pas aux personnes de s’épanouir, et les éloigne de leur potentiel politique. Les années 80 ont donc poursuivi la tendance en prédisant la fin du travail.

1/ Les prédictions de la fin du travail

Habermas 1985 « nous allons connaître la fin historiquement prévisible des sociétés fondées sur le travail ».

Claus Offe 1985 « il n’est guère vraisemblable que le travail, la production , les revenus puissent jouer un rôle central comme éléments normatifs d’une manière de conduire sa vie et d’une intégration sociale de la personnalité »

Gorz : 1988 : Métamorphoses du travail. Quête du sens.

Tout ceci a généré un grand débat sur la fin du travail, l’avènement potentiel d’une société de loisir, d’une autre forme de lien social etc.

Et Meda avec son livre « travail, valeur en voie de disparition » sorti en 95, rejoint sans le vouloir Rifkin qui publie en 96 « la fin du travail ».

La réalité des décennies suivantes a montré la persistance du travail comme valeur centrale. Mais ses modalités ont changé et la nécessité de repenser sa place, ou de le politiser, est toujours aussi sensible.

DETOUR PAR SUPIOT :

Plus qu’une contradiction entre les trois couches de définition du travail de Méda, Supiot voit une destruction de la troisième, dans un nouveau modèle, ou paradigme, qui consacre le recul politique sur l’organisation du travail et de l’économie.

2/ La persistance du travail à travers la destruction du compromis fordiste  (Supiot)

Supiot explore les raisons de la destruction du compromis fordiste qui a tenu jusqu’à la fin des 30 glorieuses :

2-1/ L’extension du marchand jusqu’au droit.

D’abord les raisons politiques classiques tiennent à la chute communisme, et à la libération des capitaux, qui ont mis en concurrence à l’échelle du blog les marchandises, les travailleurs, mais surtout les réglementations fiscales, les législations… Si le droit est en concurrence, il ne peut y avoir de règne du droit. Ce qui est au centre de l’idéal démocratique, c’est que chacun soit sous une loi commune. Si le « law shopping » existe, c’est à dire le fait que chacun puisse choisir la loi qui l’arrange, le droit n’est plus effectif. Il devient normal dans ce cadre de droits en compétitions, que les entreprises qui installent leur siège là où ça les arrange. Elles choisissent le régime de droit qui leur sera applicable.

Il ne peut y avoir en même temps un Régime de Droit, et un marché du Droit. Aujourd’hui on nous dit qu’il faut envisager le droit comme un produit comme un autre.

Voilà une nouvelle fiction du capital : le marché des produits législatifs. C’est un facteur de déconstruction des droits nationaux.

2-2/ Du travailleur mécanique (horloge), au travailleur cybernétique (ordinateur) : vers la rétroaction et l’évaluation quantitative du tout

Il y a d’après Supiot des raisons technologiques  à la fn du compromis fordiste et des droits qu’il mettait en place. D’après lui, on a changé de modèle, on a effectué un changement d’objet fétiche.

Avant c’était l’horloge, sous Taylor et Ford l’horloge mécanique était le modèle central organisant l’entreprise. Et Dieu aurait fabriqué le monde comme un vaste système d’horlogerie. On dit de Dieu qu’il est un grand horloger. Chacun de nous en serait une pièce. Un système de rouage, physique… d’où la fascination pour les automates. (Hobbes).

L’horloge est devenue tout l’imaginaire du monde Taylorien… Le fait de travailler sans penser vient de là. Autrement dit, c’est une généralisation du détachement du travail de la personne du travailleur, avec le travail abstrait et mécanisé, nous inventons l’impossibilité de mettre en œuvre une projection mentale, et l’obligation de se constituer en engrenage mécanique parmi les autres.

Mais, après l’horloge, on est passé dans un imaginaire cybernétique d’après Supiot. Nous visualisons aujourd’hui le monde comme un réseau. Sur le modèle du cerveau notamment, ou du rhizome (Deleuze et Guattari, qui sous leur couvert révolutionnaires valident la nouvelle forme du productivisme à venir), cette représentation « d’interconnections et de réseau » a à voir avec le fonctionnement de l’ordinateur. Il est programmable et surtout, en fonction des informations qu’il perçoit, il peut réaliser le programme fixé, par un phénomène de feed back (évaluation / rétroactions). L’ordinateur s’adapte à son environnement et agit en fonction des données qu’il en perçoit. Il maintient son être en dépit des changements de conditions. L’ordinateur est capable d’opérer selon cette boucle : objectifs (programmes), Action (exécution), Evaluation (feed back), rétroaction-adaptation, exécution, et ainsi de suite. Cette boucle là est contraire à la machine mécanique.

L’homme a inventé l’horloge (mécanique) alors il s’est dit « je suis fait comme ça ». Puis il a inventé l’ordinateur (cybernétique) et il se dit depuis qu’il est fait ainsi. La société toute entière se cale sur ce modèle, une vaste machine régulable, capable de rétroaction, d’adaptation. C’est sur ce mode nouveau qu’on pense le monde juridique : ce qu’on appelle l’ordre juridique réticulaire. (le droit s’adapte à l’existant, aux évolutions, sans jamais le contraindre, il devient plastique, comme le cerveau)

Des informations quantifiées sont assimilées, traitées et on agit en fonction (cf. a bourse). Dans l’univers cybernétique il n’y a plus de division du travail, car chacun est programmé pour optimiser sa performance. Ces performances quantifiées sont évaluées, pour améliorer l’action en retour. Peu importe le sens de tout cela. Tout comme on juge le résultat des chefs d’entreprises en fonction du cours en bourse de leur entreprise. Tout comme on juge les universitaires au nombre de leurs publications, tout comme le politique qui cherche à trouver le bon mot pour augmenter sa position dans les sondages. Peu importe le contenu donc. Nous réagissions, rétroagissions, en fonction d’informations quantifiées, numériques. Le monde du travail bascule là dedans, et prend des tournures absurdes.

Ca ne concerne pas que l’individu, mais aussi les Etats (la Lolf, new public management…). Toutes les organisations doivent obéir à la même cybernétique, cette folie évaluatrice. L’Etat ou l’Entreprise, doivent tous suivre le modèle de l’organisation cybernétique, numérisée, avec l’évaluation numérique au cœur de son processus.

Ceci s’applique dans le management bien sûr. Taylor et Ford ont été critiqués par l’école des relations humaines par exemple (Elton Mayon, expérience d’Hawthorn), pour ses effets déshumanisants, et surtout la baisse de la productivité sur le long terme.

Nous inventons donc le management participatif, qui consacre le travailleur en tant que machine capable de rétroaction, et non simplement d’opérations mécaniques. D’où la direction par objectifs ( on fixe des objectifs à réaliser, et on laisse au groupe de travail le soin des méthodes pour le réaliser, donc on donne un programme, et le travailleur sait s’adapter, tester, reconfigurer ses manières de faire, pour atteindre les objectifs, qui restent non discutables).

Aujourd’hui manager l’être humain c’est lui fixer un programme : des objectifs. Et il pourra rétroagir en fonction des performances réalisées. Système d’action réaction => objectif / engagement dans la réalisation / évaluation mesure de la performance/ rétroaction adaptation ajustement.

Cette boucle de rétroaction a été révélée dans les années 50 par l’école néoclassique de l’organisation du travail, dont, Peter Drucker.

2-3/ L’épuisement irrémédiable de la boucle de rétroaction

Cette évolution se retrouve aussi dans la politique. Elle se caractérise notamment par le passage de l’idée de gouvernements à celle de gouvernance.

Dans « gouvernement », il y a des gouvernants et des gouvernés.

Dans « gouvernance », tout le monde est pris dans la même boucle de rétroaction, gouvernants et gouvernés. C’est une manière de ne plus faire de politique, et d’estimer qu’il faut laisser le cours des choses se faire naturellement.

La boucle de programmation est cependant incapable de faire sortir du neuf. Ce qui est programmable est prévu, anticipé, déjà là. On ne peut produire que de l’existant, de manière juste plus performante.

Les grands savants sont pourtant totalement improgrammables.

Le nouveau dirigeant de Carrefour dans les années 90, qui arrivé en poste prend pour première mesure, l’installation d’un écran plasma dans son bureau, sur lequel il affiche les cours de la bourse de Carrefour. Il est purement dans la rétroaction, puisque son but est de mesurer l’impact de chacune de ses décisions sur le cours de son action. Il intègre ici le fonctionnement causal de son travail, il évalue les effets et ainsi entre dans un grand processus d’apprentissage. Il s’agit pour lui d’apprendre à faire seulement les choix qui ont une influence positive sur le cours de son action en bourse, car cela est désormais son seul programme.

C’est pour cela que les découvertes industrielles déclinent dans les années 80. Car les boucles de rétroaction ne peuvent produire que ce qu’elles sont programmées à produire. Cette appauvrissement des découvertes est masqué par l’innovation (version 6 du iphone, le 1 marchait très bien mais on produit faussement de la nouveauté pour des raisons marketing, via des versions dites nouvelles d’un produit) où l’on essaye de créer une dépendance avant tout (apple, windows, google…). Mais rien de neuf.

Aujourd’hui, ces fantasmes, de l’humain-horloge à l’humain-ordinateur programmable, sont intenables, humainement parlant. Mais l’humain arrive à s’en sortir par :

  • la dépression ou le suicide

  • ou la fraude.

Expérience soviétique du Gosplan : l’idée n’est pas de faire régner la loi, mais de faire régner l’efficacité par le calcul. Lénine disait « bientôt on ne verra plus dans les estrades des hommes politiques, mais des ingénieurs et des agronomes » Le règne de la technique donc. L’idée était de diriger l’économie, grâce à des calculs qui se centralisent, dans les mains d’un organisme bureaucratique qui s’appelle le gosplan. Dans ce système le droit n’est plus que le relais d’un calcul d’utilité. (mais sans ordi à l’époque…)

Dans ce monde là, les ouvriers, soumis à des objectifs chiffrés idéalistes, comme aujourd’hui, déjà, avait comme solution la fraude. (cf les bottes=> pas assez de cuir pour faire toutes les bottes demandées, donc les ouvriers ont fait que des bottes pour enfant!).

+ Expérience Volkswagen : les ingénieurs, faute de moyen et par peur de la hiérarchie, doivent frauder pour réaliser le produit demandé.

Quand on est dans un système intenable, sans loi qui s’impose égale à tous, le moyen de survivre c’est de faire allégeance à plus fort que soi.

C’est ce qu’il se passe avec le management participatif ou la direction par objectif. On nous donne une certaine marge de manœuvre et de liberté pour l’utiliser de manière à satisfaire le commanditaire des objectifs. On use de la liberté dans un sens favorable à l’intérêt du commanditaire.

C’est pourtant une méthode ancienne, connue dans le droit féodal, notamment avec la TENURE SERVILE. Un suzerain donne le statut de maître sur ses propres terres à un individu, qui devra en user dans l’intérêt et au bénéfice du suzerain. Il est même possible d’avoir plusieurs suzerains.

C’est le cas donc du groupe de travailleurs à qui on donne des directives pour produire selon des objectifs fixés, selon ses propres envies. Il est « libre » dans une cadre. Ce qui conduit à sa folie (système paradoxant qui rendent fous, d’après Vincent de Gaulejac)

C’est le cas du monde des PME qui est inféodé en tant que sous traitant aux suzerains des grandes entreprises.

Le conflit employeur-employé est toujours présent, mais s’y surajoute le conflit PME/grandes entreprises. Il y a une figure nouvelle de l’aliénation : l’entrepreneur dépendant. C’est le cas des agriculteurs…

2-4 / La fin de la force obligatoire du droit

La loi El Khomri s’inscrit dans ces tendances générales, au delà des classiques reformes structurelles (abaissement des standards sociaux pour améliorer la compétitivité à l’échelle internationale, encourager la course au moins disant social…). Elle prévoit surtout de réduire la force obligatoire des lois et son périmètre (car tout doit pouvoir se décider dans l’entreprise) et donc d’affaiblir la force du contrat individuel. Car à partir du moment où un accord est conclu au niveau de l’entreprise, on ne pourra plus utiliser les dispositions de notre contrat personnel pour se protéger, elles seront nulles, on sera soumis aux nouveaux accords d’entreprise, qu’elle prend de manière discrétionnaire.

Elle signe la fin de la force obligatoire des lois et des contrats.

Logiquement, on devrait plutot se demander quel monde on veut, et ensuite essayer d’y tendre. Commencer à délibérer là dessus. Et pas s’adapter aux contraintes du monde tel qu’il va, comme le fait la loi El Khomri.

Ernst Junger « notre mode de vie ressemble plutôt à une course mortelle où il faut bander toutes ces énergies pour ne pas rester sur le carreau ».

Il y a un grand risque pour la santé mentale. Depuis les années 90, nous pouvons devenir fous au travail. C’est dans cette décennie là que sont nés ce qu’on appelle « les risques psychosociaux », dont la part la plus visible : les suicides au travail. Plus invisibles, la dépression ou la neurasthénie. Car nous avons un travail qui est privé de sens mais qui mobilise nos neurones. Il faut être réactif à tout moment à un univers de signes. Et si ca ne marche pas, on nous demande de reconnaître qu’on est nul, qu’on ne remplit pas nos objectifs, qu’on n’est pas performant, qu’on a tout fait pour nous mais que nous sommes incapables de nous réaliser… d’où le suicide.

Et comme nous sommes dans un monde de rétroactions, nous considérons ces risques psycho-sociaux comme des risques à évaluer, et à gérer, de manière comptable, par un « casework » psychologique dans l’entreprise. Ainsi les grandes entreprises ouvrent des cellules psychologiques pour les travailleurs puissent consulter des psychologues afin de parler de leurs difficultés d’adaptation à l’organisation. Car le postulat de tout cela, c’est que le mal être au travail, vient d’abord du travailleur lui-même, trop rigide pour s’adapter aux changement et à la flexibilité de la production.

Dans tout travail, tout entreprise, le motif de l’action, c’est la représentation d’un objet à réaliser. (cf Définition du travail de Supiot)

Or aujourd’hui, d’après Supiot, pour évaluer cette la production de cet objet, nous utilisons la carte (indicateurs de performances, évaluations numériques etc), et non le territoire  (le contenu réalisé). Nous confondons « la carte et le territoire », nous prenons les indicateurs de la réalité, pour la réalité. Ainsi on tue la poule aux œufs d’or, c’est à dire la capacité du travailleur ou de l’entreprise à se représenter un objet à réaliser. On anéantit cette création par l’évaluation calquée sur le modèle cybernétique numérique.

III /OU EN EST OBJECTIVEMENT LA VALEUR TRAVAIL AUJOURD’HUI ? (Méda)

Dans nos sociétés il y a une telle identification de soi à son emploi, qu’il est difficile d’avoir une expression distanciée et objective de ce que les gens pensent de leur travail. Dire « mon travail est nul » c’est dire « je suis nul ». Donc il faut ruser quand on leur pose la question.

A/ La place du travail dans nos vies

Enquête de 1997 par Baudelot, Gollac, Méda : qu’est-ce qui compte pour être heureux ?

  • santé (46%)

  • Famille (31%)

  • Travail (25%) (mais 44% pour les contrats précaires et les chômeurs)

  • Argent (20%)

Le travail occupe une place centrale dans la vie des européens, seul une minorité affirme que le travail n’est pas important dans leur vie. Enquête de 2003 :

Résultats étonnants :

Danmark Suede => 40%

Roumanie, Malte, Lettonie, Pologne, France et Belgique => 80%

1/ Spécificités de la France

Pourquoi la France (et la Belgique) se rapprochent elles de ces pays pauvres ? (En affirmant plus que les autres que le travail occupe une place centrale dans leur vie)

  • Normalement plus le PIB est élevé, moins le travail est important dans la vie de chacun. Sauf pour la France et la Belgique.

  • Ce qui marche pour tous les pays : plus on a un taux de chômage élevé, plus le travail est perçu comme important. Plus on est éloigné du travail, ou de l’emploi et de sa sécurité, plus on en ressent le besoin. Le chômage nous apprend énormément sur le travail (Axel Honneth, successeur d’Habermas), montre que d’un côté avec Habermas nous anticipions une fin du travail, mais que de l’autre côté, l’expérience actuelle du chômage nous dit bien que sans le travail, une grande partie de la signification de l’existence s’effondre, et sans travail, nous perdons une des sources centrales de l’expérience morale. L’absence de travail manque, le chômage est le révélateur du fait que le travail a une place centrale dans notre société et notre construction, c’est devenu une norme.

  • La dimension instrumentale du travail (c’est à dire le salaire, le pouvoir d’achat, le statut et les droits que le travail permet) est moins forte en France que sa dimension expressive (se réaliser) : la plupart des européens refuse de considérer le travail comme juste un moyen de gagner sa vie (sauf pour l’Espagne). Mais tous les pays, accordent une grande importance à la sécurité de l’emploi au salaire. En France, il y a une plus grosse volonté de s’épanouir au travail qu’ailleurs (dimension expressive), l’intérêt intrinsèque est important pour eux, c’est à dire le contenu du travail, l’ambiance de travail, et son environnement, et non pas les dimension instrumentales : 68% de la population estime que la dimension expressive du travail est importante. Il y a en France de fortes attentes en matière d’expression et de réalisation de soi ainsi qu’une grande importance donnée aux relations de travail.

Nous sommes passés d’une éthique du devoir (contribuer – rétribuer), à une éthique de l’épanouissement.

Inglehart (sociologue américain) dit que nous sommes passés d’une société de travail-souffrance dont le seul but et de subvenir à nos besoins (tripalium), à une société aux attentes post matérialistes, où chacun cherche l’épanouissement par le travail.

Paradoxe Français : ceux ont qui déclarent que le travail est plus important dans leur vie, qu’ils misent sur lui pour leur réalisation personnel et leur épanouissement, sont en même temps ceux qui disent qu’ils aimeraient que le travail prenne moins de place.

Mais ca s’explique :

  • les français sont ceux qui évaluent le plus négativement la qualité des relations sociales au travail, particulièrement entre la direction et les employés. Donc il y a une tentation de retrait.

  • Les conditions de travail et d’emploi peuvent expliquer aussi ce désir de relativisation du travail, les Français sont ceux qui décrivent le plus leur travail comme stressant. Les français estiment que leur possibilité de promotion sont peu élevées (possibilité les plus basses de toute l’Europe, les français se considèrent comme bloqués dans leur carrière).

  • Il y a un problème d’articulation entre le travail et le hors travail, le monde du travail déborde sur le temps libre, sur la vie de famille, les loisirs…. Les Français sont ceux qui s’inquiètent le plus des problèmes professionnels en dehors du temps de travail. On emmène le travail et ses problèmes chez nous. On rentre épuisé…

  • On est trop fatigués pour apprécier les choses à faire à la maison, et on pense qu’il y a d’autres intérêts complémentaires au travail (famille, loisirs…) : 90% des français.

2/ La position non instrumentale et post-matérialiste des jeunes

Les jeunes accordent plus d’importance que les autres tranches d’âge à cet intérêt intrinsèque du travail et à ses dimensions expressives. Les jeunes sont beaucoup moins matérialistes que les plus âgés. L’importance du travail réside dans la place qu’il leur donne en société, la possibilité de s’y réaliser et de s’y épanouir. Ils plébiscitent l’ambiance de travail. Loin du cliché du jeune paresseux.

Les jeunes ne sont pas particulièrement plus rétifs au travail que les autres. Au contraire.

Ils poussent l’intérêt intrinsèque et expressif du travail plus loin que les adultes : plus que les adultes, ils répondent positivement à la question « souhaiteriez vous avoir un emploi rémunéré même si vous n’aviez pas besoin d’argent ». Donc ils sont peu matérialistes, moins que les adultes.

Ils disent de manière plus nombreuse que les plus âgés qu’ils veulent que leur travail vienne en aide aux autres, et qu’il soit utile à la société. Ils ont des attentes post matérialistes plus fortes que les adultes.

Alors que les Danois, Anglais, Suédois, vont beaucoup plus évoquer les notions de « routine » pour décrire leur travail.

Les français eux, et en général parlent plus de fierté et d’accomplissement. C’est donc un rapport plus affectif. Et ceci est d’autant plus marqué chez les jeunes.

3/ le rapport différentiel au travail selon l’origine sociale

La question de l’identification au travail se pose différemment selon la catégorie socio-professionnelle du travailleur.

Toutes les CSP mettent la « valeur famille » au centre de leurs préoccupations et de la définition de soi. Mais par rapport au métier il existe de grandes variations :

  • Les agriculteurs, les indépendants, les professions intellectuelles supérieures, des cadres mettent leur métier comme élément clé de leur existence.

  • Les ouvriers et les employés peu qualifiés eux, sont plutôt dans une position de retrait par rapport au travail en estimant qu’ils ne s’y identifient pas trop. Les conditions de l’emploi seraient trop difficile pour que les moins qualifiés puissent s’y reconnaître, s’y retrouver, s’y identifier. Donc ils adoptent une position de retrait par rapport au travail.

  • Les professions de l’art et du spectacle, de l’information, du commerce, se retrouvent particulièrement dans leur travail.

Il y a donc une grande polarisation dans le rapport au travail entre deux catégories de la population.

B/ la diffusion d’un malaise au travail dans toutes les catégories sociales.

L’enquête récente sur le sens du travail de Radio France (2012 « quel travail nous voulons ? ») a collecté 6000 appels, notamment venant des professions qui écoutent radio France donc les plus qualifiés, les cadres, professions intermédiaires, ou intellectuelles supérieures.

Il semble que le malaise précédemment trouvé chez les employés, se ressente de plus en plus chez les cadres, il s’est diffusé :

Les première réponses des auditeurs à à la question « comment percevez-vous aujourd’hui votre travail ? » sont :

  • 1 « Je suis fatigué »

  • 2 « c’est dur mais j’y arrive »

  • 3 « c’est dur j’ai envie de partir ».

La somme de ces réponse représente 70% du panel d’appels.

Et les réponses « c’est bien » ou « c’est formidable » ne représentent que 30%.

Ces catégories sociales supérieures semblaient davantage s’identifier au travail, et semblaient être protégées de ces malaises. Cette enquête montre que ce n’est plus le cas.

La France est en tête des pays qui présentent de très grosses attentes de réalisation au travail. Et donc, ces attentes semblent largement insatisfaites et la déception est donc proportionnelle aux attentes.

C/ Les causes de l’insatisfaction au travail

1/ Participation des employés et syndicalisme

Les dimensions expressives et relationnelles sont plébiscitées. Notamment par les jeunes et les femmes. Et plus le niveau de scolarité est élevé, plus ces attentes sur la dimension expressives sont fortes. Mais le travail tel qu’il est ne répond pas à ces attentes.

Cela s’explique à la fois par une plus grande insécurité de l’emploi et par les changements organisationnels (new public management, évaluation, reporting…) qui au final, même si le but affiché est une meilleure participation des travailleurs à l’organisation, laissent peu de place au travailleur pour participer aux vraies décisions de l’entreprise, celles qui affectent le sens et les conditions de leur travail.

Gallic et Zhou en 2013 montrent dans une étude que plus les travailleurs sont coupés d’une influence possible sur l’organisation du travail, plus ils y développent des pathologies.

Dans les pays nordiques, qui accordent moins d’importance au travail dans leur vie que les français par exemple, il y a moins de mal être au travail car justement il y a des « high involving organisations » c’est à dire des organisations implicantes. Et la seule explication que ces auteurs ont trouvé à cette différence d’organisation, c’est la place très forte des syndicats dans les pays nordiques.

Les enquêtes ont montré que notre organisation ne permet pas de concilier vie pro et vie familiale. En France il y a plus de femmes avec enfants qui travaillent, donc les enquêtes statistiques tendent à faire ressortir la difficile adéquation vie pro vie familiale.

2/ Les inégalités criantes entre les femmes et les hommes au travail

L’insatisfaction au travail est très forte en France et au Portugal. Or ces deux pays ont en commun de présenter une plus forte natalité et une forte présence de femmes avec enfants dans le milieu professionnel.

Dans l’expression de cette déception, de ces attentes non satisfaites, on entend la plainte des femmes.

En 2011 le taux d’emploi (en Etp) est de 74,3% chez les hommes et de 59,4 chez les femmes.

Sans l’Etp 76% pour les hommes et 66,8% pour les femmes.

Les femmes sont beaucoup plus diplômées que les hommes, mais sont moins employées et surtout beaucoup plus à temps partiel.

Elles ont un salaire de 19% inférieur aux hommes à temps de travail, fonction et diplôme égaux.

Les mères prennent de plein fouet les conséquences sur leur travail de l’arrivée d’un enfant. Beaucoup plus que les hommes. (40% des femmes connaissent un changement pro dans l’année de la naissance, contre 5% des hommes) ce qui alimente d’autant plus inégalités (limites dans la carrière et la progression salariale.

La société française n’a pas réussi à s’organiser pour que l’arrivée des enfants impacte de la même manière les carrières professionnelles des hommes et des femmes.

Si on ne concilie pas les deux, on oblige les femmes à ne pas avoir d’enfant, elle doivent faire le choix entre le travail et la famille, c’est ce qui se passe en Allemagne, où les femmes les plus diplômées ont très peu d’enfant. D’où leur démographie vieillissante.

IV/ QUELLES VOIES ?

Comment rapprocher l’idéal (ces attentes post matérialistes, expressives) et le réel (malaise, stress, dépression, impossibilité de conjuguer vie professionnelle et familiale, etc)

A/ Le sens du travail

Une des réponses est à chercher dans la problématique du SENS du TRAVAIL.

Matthew Crawford, dans « Eloge du Carburateur » dit que le sens du travail s’est perdu. À la fois le travail ouvrier et de bureau ont subit une dégradation qualitative et les travailleurs ne comprennent plus ce qu’ils font. « Tout se passe comme si les biens et services qu’ils produisaient se dressaient devant eux comme une puissance étrangère ». L’utilité et la qualité finale des produits ont été perdues, et les travailleurs ne savent plus ni pour qui, ni pour quoi ils travaillent. Le travail n’a plus de direction et n’a plus de sens.

=> 1ers facteurs de la perte de sens selon Crawford :

  • développement du capitalisme financier et l’impératif de rentabilité, qui demande ensuite de décliner ce programme dans toutes les unités de travail.

  • L’investissement subjectif des salariés a été très sollicitée… or cette mobilisation n’a pas été suivi d’effets, pas d’amélioration de l’organisation en retour, donc l’investissement subjectif, sentimental, moral, existentiel des salariés, a été déçu.

  • Les nouvelles organisations du travail, méthodes de management (toyotisme, lean management, et surtout « le new public management ») génèrent du mal-être. Il s’en est suivi une intensification du travail, une dégradation des conditions subjectives de travail (Cf. Vincent De Gaulejac) même si parfois les conditions objectives (matérielles) se sont améliorées). Cette dégradation des conditions subjectives est le fait d’une évaluation individuelle permanente des objectifs, d’une religion de la gestion et de l’efficacité, d’une mise en concurrence des résultats des employés, etc. On parle de « nouveau productivisme ».

  • le malaise vient aussi de la multiplication des objectifs intermédiaire, de la moindre possibilité de finaliser, réaliser quelque chose. Absence de communauté d’utilisateurs, séparation entre conception et exécution, impossibilité pour les salariés de faire un travail bien fait. Impossible qualité du travail.

Solutions pour Crawford :

  • Revoir l’organisation du travail pour développer les organisations apprenantes.

  • Rompre avec le nouveau productivisme

  • Développer des collectifs de travail et le support de leur pérennité.

Pour Méda, « le prix à payer pour l’efficacité de la production est trop lourd pour les individus ». On s’est tellement intéressé au travail en tant que facteur de production, à la productivité, qu’on a oublié l’activité de travail elle même. Si on adopte la vision Marxiste (le travailleur est aliéné car comme le dit Friedmann, le travailleur ne peut lus jouir de l’activité qu’il développe), il faut revenir à une version du travail centralisée sur le plaisir en soi de l’activité. Donc remettre en cause la division du travail, la subordination et le capitalisme lui-même. Donc il y a cette possibilité, révolutionnaire…

Mais Méda se demande si une fois le travail collectivisé, et l’organisation sans dessus dessous, nous ne reproduirions pas un travail aliénant, du fait de son attachement historique à l’économie.

B/ les transformations souhaitées par les travailleurs

Débouchant sur des voies plus réformistes et moins révolutionnaires, voici une présentation des aspirations et voies proposés par les enquêtés eux-mêmes :

Si l’on suit l’enquête Radio France et les réponses à la question « quelle serait pour vous le travail idéal » ; il y a une tendance aux aspiration non matérialistes :

  • un travail qui permet de continuer à apprendre

  • un travail qui permet de réaliser quelque chose

Tous dans cet enquête, on demande aux travailleurs quel slogan leur convient le mieux :

  • 51% d’entre eux se mobilisent derrière le slogan« travailler autant, pour autant d’argent, mais travailler mieux »

  • 36% « travailler moins pour travailler tous »

  • 4,6% « travailler moins quitte à gagner moins »

  • 4% « travailler plus pour gagner plus »

La solution pour la population est donc dans la qualité du travail et dans le partage du travail.

A la question « quelle est la priorité pour améliorer le travail aujourd’hui », les auditeurs répondent :

  • Arrêter la course à la rentabilité, productivité. (24%)

  • Travailler mieux et tous 19,4%

  • Faire du travail de qualité 18,9%

Autrement dit, enlever les contraintes qui enferment le travail et qui empêchent sa dimension de plaisir.

C/ Mettre en débat les grands objectifs de nos sociétés

1/ La mesure des objectifs

Pour Méda, cette tendance à perdre de vue le sens, le plaisir, la qualité du travail, vient des grands ratios, agrégats, indicateurs tels que le PIB, c’est à dire les grands critères que notre société ou que les entreprises se sont données pour juger de leurs performances.

L’entreprise mesure sa productivité du travail en faisant le calcul suivant :

masse salariale / chiffre d’affaire

La société fait la même chose avec son PIB ou son PIB/Habitants.

Si nous voulons retrouver la qualité du travail, il faut changer les indicateurs qui mettent au centre de la réussite la productivité et la rentabilité.

Renoncer à l’objectif de maximisation de la valeur produite et de la croissance qui se font au détriment de la qualité du travail qui les produisent.

On pourrait mettre la qualité de l’emploi comme objectif premier, à coté de celui du PIB.

Or aujourd’hui, de manière comptable, le travail est uniquement ce qui produit le PIB. Il n’y a pas de travail en dehors de la comptabilité du PIB.

2/ L’optique révolutionnaire du dépassement du capitalisme

Méda repart de Marx pour remettre le travail en débat.

Marx écrit ceci (Manuscrits de Paris, de 1844) :

« Supposons que nous produisions comme des êtres humains, chacun de nous s’affirmerait doublement, dans sa production, soi-même et l’autre.

1/ Dans ma production, je réaliserais mon individualité, ma particularité ; j’éprouverais en travaillant, la jouissance d’une manifestation individuelle de ma vie, et, dans la contemplation de l’objet, j’aurais la joie individuelle de reconnaître ma personnalité comme une puissance réelle, concrètement saisissable et échappant à tout doute.

2/ Dans ta jouissance ou ton emploi de mon produit, j’aurais la joie spirituelle immédiate de satisfaire par mon travail un besoin humain, de réaliser la nature humaine et de fournir au besoin d’un autre l’objet de sa nécessité.

3/ J’aurais conscience de servir de médiateur entre toi et le genre humain, d’être reconnu et ressenti par toi comme un complément à ton propre être et comme une partie nécessaire de toi-même , d’être accepté dans ton esprit comme dans ton amour.

4/ J’aurais, dans mes manifestations individuelles, la joie de créer la manifestation de ta vie, c’est à dire de réaliser et d’affirmer dans mon activité individuelle ma vraie nature, la socialité humaine. Nos productions seraient comme autant de miroirs où nos êtres rayonneraient l’un vers l’autre. »

Cette version de Marx, demande un dépassement du capitalisme. Méda estime qu’on ne s’oriente probablement pas vers là…

Elle se demande si on peut vraiment libérer le travail, et en faire une œuvre.

Elle utilise pour cela une autre citation de Marx, mais contradictoire avec la première :

« À la vérité, le règne de la liberté commence seulement à partir du moment où cesse le travail dicté par la nécessité et les fins extérieures ; il se situe donc, par sa nature même, au-delà de la sphère de la production matérielle proprement dite. Tout comme l’homme primitif, l’homme civilisé est forcé de se mesurer avec la nature pour satisfaire ses besoins, conserver et reproduire sa vie ; cette contrainte existe pour l’homme dans toutes les formes de la société et sous tous les types de production. Avec son développement, cet empire de la nécessité naturelle s’élargit parce que les besoins se multiplient ; mais, en même temps, se développe le processus productif pour les satisfaire. Dans ce domaine, la liberté ne peut consister qu’en ceci : les producteurs associés – l’homme socialisé – règlent de manière rationnelle leurs échanges organiques avec la nature et les soumettent à leur contrôle commun au lieu d’être dominés par la puissance aveugle de ces échanges ; et ils les accomplissent en dépensant le moins d’énergie possible, dans les conditions les plus dignes, les plus conformes à leur nature humaine. Mais l’empire de la nécessité n’en subsiste pas moins. C’est au-delà que commence l’épanouissement de la puissance humaine qui est sa propre fin, le véritable règne de la liberté qui, cependant, ne peut fleurir qu’en se fondant sur ce règne de la nécessité. La réduction de la journée de travail est la condition fondamentale de cette libération. »

Dans ces deux approches (travail essence qui réalise, ou travail toujours à libérer dont il faut réduire le temps), il reste des points communs : faire du travail une fin et pas un moyen. Mettre la qualité des conditions d’exercice en avant et les mettre à égalité avec nos indicateurs de performance.

Est-ce possible en régime capitaliste ? Est-ce possible avec le salariat ? Est-ce possible avec la division du travail ? Ce sont pour Friedmann les trois éléments qui rendent impossible la libération du travail.

3/ Le dépassement du travail et de l’économie qui lui est liée

Pour Méda, il est dangereux, quand on est bénévole par exemple, ou simplement au sujet de notre activité domestique, d’appeler nos actions « travail ». On a tendance à le faire car on est attaché à la dignité, à l’honneur, que la notion de travail dégage, et on veut faire valoir nos activités sous ce prisme.

Or pour Méda, il y a toujours, au fond de la notion, la dimension économique en germe, les conditions d’invention du travail en tant que moyen en vue d’autre chose. Le concept de travail incorpore l’idée que la richesse qu’il crée serait plus importante que le travail lui-même. Il y a un risque à appeler de plus en plus d’activité « travail » car on tend à les économiciser, à les marchandiser. Méda propose d’appeler travail uniquement ce qui est comptabilisé dans le PIB, et tant qu’on a pas bougé notre définition du PIB, ne pas appeler d’autres activités « travail ».

Le travail dans sa version « essence », sa version socialiste donc, est peut être une grande illusion. Le travail épanouissant est peut être un rêve produit au 19eme car il fallait produire une illusion pour que le paupérisme fasse moins mal. Ou est ce quelque chose de vraiment réalisable ?

Si jamais on souhaitait que le travail soit vraiment épanouissant il faudrait tout retourner. Et à cette condition unique sera-t-il épanouissant.

Peut être faut il, comme les grecs, construire un espace politique, et ne pas croire comme un certain marxisme que tout se passe dans l’entreprise. Et peut être faut il laisser le travail dans cette sphère là, et ne pas aligner nos critères sur cette production, sur l’économie, il faudrait la laisser à sa place, et construire une forme politique à part entière.

Hannah Arendt : « on a conditionné l’homme à aimer le travail, et un jour il viendra à manquer, ce qui sera pour lui désespérant »

Méda pense que la société est profondément Marxienne, car la société estime que tout est travail.

Nous sommes bien dans une société qui valorise en tant que travail l’effort créateur, la souffrance de la mise en forme, tout comme le loisir ou la création. Tout ceci est considéré comme travail comme la plus haute manifestation de l’homme.

Ainsi on enferme tout le potentiel de nos activités dans cette croyance au travail en tant qu’essence de l’homme, on le cloisonne donc à l’économie qui l’a définit comme tel. La seule différence entre notre société et celle rêvée par Marx c’est que nous avons gardé la marchandise, le marché. Nous devrions envisager la socialisation, le lien, le fondement de l’unité de la société, l’intégration, l’utilité sociale, hors du travail qui dissimule trop en lui l’économie, en mettant la production ou la croissance au cœur de l’existence.

Notre société est en train de donner la forme du travail à toutes les activités, qui doivent rester productives et efficaces.

Nous ne devrions plus revendiquer notre travail comme notre essence, mais bien réfléchir aux fins politiques de la société, ce que l’économie ne veut surtout pas voir.

Car l’économie considère les individus comme rationnels, formant des ensembles sociaux eux aussi rationnels, qui seraient uniquement fondés sur leurs liens économiques. La société tiendrait sur une volonté de chacun de maximiser la satisfaction de ses besoins (comme si nos désirs n’avait pas été déterminés par la société), et l’utilisation des moyens les plus rationnels pour y arriver.

Le sens de tout cela est indiscutable pour l’économie. Et en mettant le travail au centre de nos sociétés nous reproduisons cette forme de pensée.

Il faut sûrement abandonner le concept de travail.

Il vaut mieux libérer les activités de l’emprise du travail, pour permettre à d’autres activités aux logiques radicalement différentes (coopérations et autonomies) de se développer.

4/ le désenchantement du travail

Pour Méda il faut désenchanter le travail est le décharger de toutes ces attentes trop fortes que l’on fait peser sur lui. C’est en regardant le travail pour ce qu’il est, le produit de l’économie et d’une aliénation, que l’on peut enfin libérer l’espace public où s’exerceraient les pluralités de l’activité humaine.

Il nous faut enchanter d’autres espaces que celui de la production. C’est paradoxalement se rapprocher de Marx que de dire ça, faire en sorte que l’homme devienne multi-actif. Se consacrer à des activités qui ne seraient ni de l’emploi, ni du travail.

Réduire le temps de travail. Pour augmenter le temps consacré aux activités politiques.

« Construire un nouveau rapport au temps, dont la maîtrise et l’organisation redeviendrait un art essentiel. »

5/ Repolitiser le travail et l’entreprise.

Yves Clot (psychologue du travail), fait une autre analyse, il garde le travail au centre de la société mais souhaite faire en sorte que l’entreprise ne soit plus ce lieu où la démocratie n’a pas droit de cité.

La subordination poussée à l’extrême, prise à la lettre, est pour Yves Clot une amputation démocratique. Elle en vient même à nuire à la performance même et aux résultats financiers ; elle isole les dirigeants, elle stérilise leur culture qui devient déconnectée et artificielle, capricieuse et provocatrice, elle devient défiante vis à vis des travailleurs.

L’organisation est considérée comme intouchable, et le travail « soigné » est devenu impossible.

Les travailleurs doivent baisser la tête après avoir baissé les bras.

La politique officielle refoule le conflit explosif entre le travailleurs et sa hiérarchie, et entre les travailleurs et l’organisation du travail.

La mode est à la libération de l’entreprise, mais la participation des travailleurs aux décisions est toujours impossible même si des espaces de médiations font mine de s’ouvrir.

On se focalise sur les compensations ou redistributions salariales, mais cette politique s’arrête à la frontière du rapport concret au travail et ne viennent pas limiter le pouvoir discrétionnaire de l’employeur dans l’organisation du travail et la détermination exclusive de l’objet du travail.

La politique, de l’emploi et du travail se limite donc à une redistribution clientéliste de l’argent et du pouvoir.

L’Etat en tant que lieu exclusif de la politique est devenu un lieu de production de l’apolitisme en niant le conflit social du travail. Car la liberté politique n’a pas le droit de cité au travail. Au contraire, on délègue à des ingénieurs du bien-être la gestion des troubles liés au travail, comme des troubles éminemment personnels, dont les travailleurs seraient quelque part fautifs ou responsables.

Ce sont des plans d’action hygiénistes du bonheur. La question du bien-être prend les tournures d’un despotisme compassionnel. Il y a aujourd’hui un marché du risque psycho-social, dont des bureaux d’études et autres cellules psychologiques se chargent, selon une morale hygiéniste et responsabilisantes des travailleurs, fautifs de ne pas arriver au bonheur (défini par l’entrepris) comme les autres.

Il s’agit pourtant juste de libertés à discuter. Ça suffirait pour faire revenir la cité dans l’entreprise.

Mais on ne veut pas du travail en tant qu’activité délibéré.

Le problème n’est pas du tout le risque psycho-social, mais bien le travail en tant qu’expérience avortée de la politique.

Ce n’est pas à l’employeur de décider seul de l’objet du travail.

Mais le conflit que cela va créer, aussi légitime qu’il soit, est illégal. Or, la légitimité précède toujours la légalité, c’est bien le sens de ce combat à mener.

Nier ce conflit est un poison pour la société. Peut être faut il cependant l’encadrer.

Il faudrait une institution du conflit social du travail. Et lever le déni social qui intoxique jusqu’à la santé des travailleurs et de toute la société.

Le travail bien fait est empêché, ce qui compte pour les travailleurs est interdit à réaliser. L’activité est contrariée. L’entreprise développe ses normes propres, elle devient donc un espace inaccessible à la démocratie.

L’entreprise est la nouvelle frontière d’une civilisation en panne.

35% des salariés de l’industrie, 37% de la fonction public hospitalière, déclarent ne jamais ressentir la fierté du travail bien fait (enquête de la DARES).

La liberté de travailler convenablement et même le droit d’en discuter n’existent pas dans l’entreprise.

C’est un piège pour la santé : le travailleur doit prendre de plus en plus de responsabilité direct vis à vis des clients, des partenaires, des collègues… mais on ne lui donne pas par ailleurs la responsabilité de définir le contenu de son travail. C’est destructeur.

Les solutions pour Yves Clot sont notamment à chercher du côté de la force syndicale avec des proposition cohérente pour de nouvelle organisation, capables de séduire les salariés. Mais aussi du coté des pouvoirs publics qui au moyen d’argent public travailleraient à la réorganisation des entreprises, sinon le taylorisme ne manquera pas de continuer à se développer en niant l’humain et le conflit qui l’aiderait à s’émanciper.

18 novembre 2016 Courant d'Arrachement

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Sur l’organisation du travail – Notes de recherche du 9 décembre 2016 – Cycle Travail N°2 →

One thought on “Sur la valeur travail – notes de recherche du 10 novembre 2016 – Cycle Travail n°1”

  1. Abab dit :
    23 janvier 2017 à 20 h 51 min

    Un détour par le mouvement de la critique de la valeur, notamment par le site palim-psao.fr qui en est la principale plateforme en France, pourrait être extrêmement utile. Ce courant place la notion de « travail » (et celle de « valeur » aussi d’ailleurs) au centre de ses analyses critiques, dans une acception qui l’inter-connecte totalement au système capitaliste (comme vous l’avez esquissé ici). Ce faisant, continuer à penser « travail », c’est continuer à penser capitalisme, peu importe les formes « coopératives » ou « autogérées » qu’il prendrait.
    La critique de la valeur me semble donc une référence très intéressante (indispensable à mes yeux) pour votre travail, auquel elle offre de belles perspectives.
    Cordialement

    Répondre

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