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« Je n’ai jamais vu tant d’hommes pleurer ensemble » a-t-elle dit

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« Je n’ai jamais vu tant d’hommes pleurer ensemble » a-t-elle dit.

Il y a 35 ans, j’ai été victime d’un licenciement. Un licenciement collectif. Dans un « bastion ouvrier ». Une section de 1600 travailleurs d’un ensemble de 8000 ouvriers.

Et cette phrase, je ne l’ai pas oubliée.

Cela a commencé à 14 heures. Au changement de pause, des hommes de l’après-midi sont arrivés pour travailler avec cette information: j’ai eu mon papier de licenciement au courrier. Il prend effet lundi. Je suis rentré chez moi à 14h30 et le courrier était là : moi aussi. Avec 180 hommes. Avec les pré-pensionnés et les malades rayés des listes du personne, 25 % des travailleurs au total. Presque entièrement des hommes ? Non, il y avait aussi des femmes, je m’en souviens maintenant.

Vérité implacable : vous êtes sur la liste noire, vous êtes les brebis galeuses. Les bruits courraient depuis trois mois : on va licencier des jeunes, des vieux, des femmes. Finalement non, on va licencier des brebis galeuses, qui font du tort à l’usine. La liste patronale comportait 300 noms, dont le syndicat a repêché 120 personnes, prétendait-il. Rien à faire pour les autres, irrécupérables pour le travail, un poids pour l’avenir de l’usine. Ce fut expliqué au cours d’une assemblée syndicale. Le lendemain, les courriers arrivaient. Aussitôt que je l’avais découvert, je suis retourné à l’usine. Nous étions une trentaine d’hommes, le courrier à la main. Certains avaient pu rentrer dans leur atelier avant d’en être refoulés. Personne ne voulait plus leur parler. Nous étions des pestiférés.

Nous sommes rentrés dans le café d’en face, le café de l’usine. Ce café qui, depuis 35 ans au moins (l’usine avait 100 années), avait servi à boire à des milliers d’ouvriers, qui avait vu les jours de conflit et de grève, parfois de grève générale, de « piquet » et de « comités syndicaux ». Nous sommes rentrés et avons échangé entre nous une tournée de bière. Sans joie, sans saveur, sans goût de boire. Quelqu’un de nous a lancé quelque chose, du genre : « c’est quand même dégueulasse… ». Et nous nous sommes mis chacun à pleurer, larmes silencieuses ou chagrin contenu. Chacun seul et pourtant tous ensemble. Sans autre commentaire. Longtemps. Puis on s’est quittés.

La patronne du bar (l’épouse du patron) a eu cette phrase : « je n’ai jamais vu tant d’hommes pleurer ensemble ». En 35 années, elle n’avait jamais vu cela.

Oui, c’était une catastrophe. Nous avions tous des décennies de travail dans cette usine. Et puis, plus rien. On a fait une petite manifestation, on a pris un avocat à quelques uns, et puis plus rien. Trahis par l’usine, trahis par nos délégués, trahis par nos camarades de tous les jours. Tous étiquetés et déjà trop âgés pour retrouver un tel type de boulot, bien payé et plein de fierté. Fierté de l’usine, fierté du bastion ouvrier combatif.

12 mois plus tard, la faillite de la section était provoquée et les autres camarades licenciés. Sans plus de solidarité entre eux : la manœuvre de division avait fait son œuvre. Deux années après, c’était tout le bastion qui était liquidé. Sans résistance sérieuse. Des ateliers morcelés allaient être revendus et « sauvés », pour du travail à des conditions moins dignes.

Pour un homme, c’est tout qui s’écroule. Il ne ramène plus un salaire, il n’est plus protecteur du ménage, qu’il appauvrit. Il est désœuvré. Il ne fait plus partie d’un collectif, informel mais reconnu, honorifique. Il va raser les murs durant quelques mois, avant de s’y faire un peu à cette situation. J’ai retrouvé du travail un an plus tard. J’ai revu des camarades qui n’ont pas eu cette chance, rasant les murs durant de longues années.

Car le travail était tout pour nous. C’était la fierté publique, l’apparence du ménage étant la fierté « privée » : ma compagne, mes enfants, ma maison, ma bagnole, mon jardin de légumes, nos vacances. J’ai fait des cauchemars durant des décennies, revivant ce licenciement.

En fait, cette vision est aveugle. Je m’en rends compte maintenant. Non, l’usine n’était pas tout de notre vie. Mais nous n’étions engagés que par elle. Pour la vie privée, la responsabilité repose sur l’épouse : à elle de présenter une belle compagne, de beaux enfants, un bel intérieur, de soigner les apparences qui donneront du lustre à l’époux. D’autant qu’il perdra peut-être sa bagnole et sa maison, encore frappées d’un crédit. Notre engagement dans le ménage était plus ou moins prégnant, effectif pour certains, avec un peu des taches ménagères et des taches de soin ou d’éducation, ou des prestations au dehors ; mais il était secondaire, moins prioritaire pour faire de nous des hommes de valeur. Car la valeur est dans les yeux des autres hommes.

Oui, il y eut aussi des femmes licenciées. Je me souviens d’en avoir vu dans une assemblée d’information administrative suite aux licenciements. Mais elles prenaient moins la parole, et nous y attachions moins d’importance. Moins de valeur. Et elles étaient pressées de rentrer à la maison, quand nous voulions nous attarder encore, avec les autres hommes.

Nous n’allions pas pleurer encore, non. Nous étions blindés. Nous avons bavardé, épilogué. Amputés de notre fonction, nous n’avions plus grand chose à faire de notre vie publique ; et notre vie « privée » ne nous préoccupait que peu.

Cinq ans plus tard, j’ai subi mon divorce. Aurai-je dû davantage parler ? Pleurer ? M’engager plus totalement dans ma vie privée ? Ou alors était-ce le nouveau job, très différent, qui avait changé ma fonction « publique » et créé une distance, une fêlure ?

Au fond, jusqu’ici, ma vision de cet événement était genrée. Aveuglée.

Chester DENIS

1 novembre 2019 legenredutravail

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