Burning feminism

Autour d’un café dans un quartier en banlieue, je profite d’un interstice qui échappe à l’ordre social pour discuter du monde, de la vie, du quotidien, de l’avenir avec Mehdi et des amis à lui. Les contrôles de police sont récurrents, les arrestations, les procès, les condamnations. Je me mets à jour de la vie des uns et des autres parce que l’été est passé par là (ils sont 3). L’un a passé le mois de juillet à la maison d’arrêt, l’autre s’est fait insulté, coursé et explique que la police aura un jour le revers de la médaille. Je leur demande comment ils ont vécu l’enfermement, comment ils sont aujourd’hui, pas trop détruits, pas trop à bout ? Ils me répondent que la prison c’est les vacances, qu’on y mange gratos que de toute façon ils n’arriveront jamais à les briser, que c’est leur résistance, qu’ils ne les détruiront jamais, que la prison n’y fera rien.

Le café dure des heures, les clopes s’enchaînent le temps de discuter philosophie, religion, amour, travail, rationalité, croyance, certitudes, etc. Nous ne sommes pas amis mais plutôt animés par la curiosité de la confrontation de nos mondes et de nos représentations différentes et parfois partagées.

Ils me disent avec respect et prudence que je suis ignorante, qu’il y a tellement de choses que je ne sais pas. Je leur dit qu’eux ont réponse à tout, qu’ils ont des tas de certitudes et que je préfères avoir des doutes et savoir qu’il y a des choses que je ne sais pas plutôt que de tout expliquer par des forces dont j’ignore l’existence… On sourit, on se taquine, le soleil qui se couche nous fait conclure la discussion et nous fait dire qu’on se rappelle pour un nouveau café.

Ça donne l’impression qu’on a pas fait grand-chose alors qu’en réalité, on a initié, crée, produit une expérience sociale comme il en existe peu. Notre laboratoire social c’est l’intersection d’une intrigue réciproque. On s’amuse à se répéter que c’est improbable qu’on discute ensemble parce que tout est fait pour que nous ne nous croisions jamais, pour que nous n’échangions jamais et donc que nous ne nous comprenions jamais. De mon côté, j’explique cette action à contre courant de l’ordre social par une démarche politique, militante, contestataire ; eux expliquent que le sort est conjuré par une force qui a voulu que nos chemins se croisent.

L’expérience engage évidemment ce que nous sommes et voulons être les un-e-s pour et vis à vis des autres et c’est ce jeu stratégique que je souhaite mettre à jour car il intrigue sur les sujets que nous engageons de nous dans cette situation et notamment la question des sujets politiques homme et femme.

La scène d’analyse se situe au moment de se quitter après notre séance café-débat. Je suis garée loin, le raccourci habituel par la galerie marchande du supermarché est fermé car il est maintenant trop tard. Eux ont une voiture à proximité, ils me proposent de me ramener à ma voiture. On avait parlé « rapport à l’argent » durant le café et ils m’ont expliqué l’importance de se détacher du matériel qui serait une source d’aliénation, nous avions souri en voyant qu’on était loin de ces ambitions avec nos 4 smartphones sur la table…, en s’approchant de la voiture, le conducteur et propriétaire se tourne vers moi et, avec beaucoup de dérision face à sa voiture flambant neuve, me dit qu’il a encore du boulot avant de se détacher de la « valeur matérielle ».

Je monte à l’arrière de la voiture, nous sommes donc 4 à l’intérieur, étant donné la proximité de ma voiture je ne mets pas ma ceinture.

Pas le temps d’être installée que le conducteur fait des « burns » et met les gaz et nous voilà les pneus crissant sur le parking, des coups de volant. Mon voisin de banquette qui me dit en souriant « ben maintenant on t’emmène dans les bois, t’es coincée avec nous », je réponds en souriant que « pour une fois je peux remercier la géolocalisation de mon smartphone qui va me suivre à la trace » (histoire de me rappeler à moi même et à eux que je ne souhaite pas que leur affirmation se réalise, manière « subtile » de signifier que l’idée ne me convient pas), nous sourions et je commence à valdinguer sur la banquette ce qui fait rire l’ensemble de la voiture. Nous voilà arrivé-e-s sur un rond point sur lequel nous tournons 3 à 4 fois avec des dérapages, des pneus qui crissent.

Les souvenirs restent flous car une certaine crainte et l’aspect subi de la situation rend la clairvoyance sur les faits moins nette. Je me demande ce que je dois faire ou non (je mets ma ceinture ou non ?), n’ayant jamais connu ce type d’expérience de conduite j’ignore les risques réels donc j’essaye de les mesurer au regard des capacités techniques de la voiture (est ce qu’elle peut basculer ? Est ce qu’on peut totalement se retourner, est ce que je vois d’autres voitures sur le rond point qui pourraient nous choquer?), je réfléchis également à quoi dire ou non pour que ça s’arrête rapidement tout en gardant la face : faut -il signifier la crainte au risque que cela donne l’envie d’augmenter la crainte pour que le jeu « d’impressionner et/ou de faire peur » soit atteint au maximum (je ne le souhaite pas), faut-il feindre la tranquillité, l’apaisement total dans l’espoir que le jeu n’est plus d’intérêt et donc qu’il soit abandonné mais au risque que cela incite à augmenter le risque pour obliger à rentrer das le jeu ?

J’opte pour plusieurs attitudes à la fois :

-l’humour et la dérision pour montrer garder la face entre une forme de nonchalance et la possibilité de signifier tout de même la crainte (je suis dans le jeu, j’ai compris les règles et le messages, je m’abandonne un peu même si je continue de rire et je veux garder la tête haute en bluffant sur le fait que je garde le contrôle de moi et donc d’une certaine manière, de la situation) : « merci pour ce tour de manège gratuit », «  par hasard est ce que vous avez déjà écrasé quelqu’un ou eu un accident ? Parce que ça ne serait pas impossible que ça arrive un jour et ça serait dommage d’abîmer une si belle voiture ! ».

– je ne mets toujours pas ma ceinture (je comprends le jeu, je concède que j’ai de la crainte mais je veux également signifier que je ne me soumets pas totalement aux règles du jeu qui consisterait, à l’extrême, à ce que je panique mais au risque qu’un accident se produise et que je valdingue encore plus…).

Face à ces deux attitudes, deux interrogations s’imposent à moi : quelles ont été mes choix d’action stratégique dans cette situation ? Comment je me suis incarnée et j’ai joué en sujet féministe ou non dans la situation et pourquoi ?

La réponse à cette interrogation nécessite de poser ce que j’ai compris du sens de la situation et de fait comment d’après ce sens j’ai décidé d’agir avec ce que je suis et les moyens que j’avais.

Mon analyse de l’intention des 3 hommes présents dans la voiture et notamment celle du conducteur est emprunte de ma perception de la situation qui selon moi a débuté dès notre discussion au café : j’investis un espace qui ne m’est pas quotidien et habituel à l’inverse d’eux qui en ont une connaissance parfaite et maîtrisée. Je porte des convictions, des argumentations, je défends une vue du monde (ils font de même) que nous ne partageons pas forcément en revanche nous identifions des valeurs communes, des rapport aux mondes qui font sens commun.

« L’épreuve de la voiture » symbolise bien en ces termes ce qu’il se joue dans cette expérience sociale c’est à dire l’intersection de nos différents sujets politiques (femme- homme, blanc- non-blanc, salariée- sans emploi, etc.). La voiture devient une nouvelle arène close et contrainte où les règles du jeu sont posées et s’imposent. L’épreuve vient tester et signifier la place, l’espace et le pouvoir d’agir des un-e-s et des autres. Pour ma part je me sens contrainte à subir leur choix, leurs règles et je signifie à la fois l’insatisfaction et la crainte que cela provoque chez moi tout en signifiant ma conscience de l’épreuve et du test qui a lieu et donc le fait qu’il s’agit d’un jeu…

Le jeu en vaut-il la chandelle ?

Il semblerait que j’estime que oui car je ne nie pas le jeu (c’est un tour de carrousel? »), ni les règles du jeu (« oui j’ai peur, c’est bon l’épreuve a fonctionné »), je rentre dedans en les respectant (« c’est sûr que plus vite ça s’arrêtera, et mieux ce sera pour moi et je concède que l’arrêt du jeu est entre vos mains ! ») et en voulant potentiellement en redéfinir les termes (« à quoi ça sert de faire ça ?»). Je suis au final rapidement ramenée à ma voiture et ils m’invitent à ce que nous nous revoyons un de ces quatre pour une nouvelle discussion autour d’un café. Dès que je suis déposée ils repartent en trombe jusqu’au fond du parking où j’étais garée.

Le deuxième aspect est mon attitude, mes choix restreints au vue de la contrainte pourtant ils en existent bien : ne pas perdre la face (paniquer), signifier le désaccord, garder la face comme l’affirmation de l’importance de mon autodétermination, de ma liberté d’action, de mes choix, etc. Cette forme d’expression d’une posture féministe et d’un sens pratique féministe.

Il y a à la fois un avant et un après l’épreuve, donc il y a nécessité de saisir totalement le sens de l’épreuve pour savoir ce qu’elle signifiait au-delà de comment elle a été perçue et vécue pour ma part.

Pourquoi ce souci de comprendre l’Autre et son intention réelle?1 Parce que les rapports de force et de domination n’étaient pas unilatérales (eux vis à vis de moi). L’assurance de mon discours, de l’intégration dans leur espace de vie, de la mise en débat de leur représentation, sur leur terrain est déjà une épreuve dont je dictais les règles et dans lequel nous avions collectivement concédé que nous devions tous-toutes garder la face.

Tout porte à croire que le jeu s’est donc renversé et a permis de nous rappeler (à nous 4) qu’il y a bien une épreuve dans laquelle je ne gagnerai pas et qu’ils peuvent facilement faire valoir car ils maîtrisent le mieux leur espace et leur règles parce que c’est peut être aussi le dernier bastion de domination qui leur reste2, c’est celle de l’ordre social des rapports femmes-hommes (contrainte, placement en tant qu’objet, peur, absence de liberté de choix et de liberté, etc.).

Le jeu en valait-il la chandelle ?

Deux semaine plus tard, au détour de course au supermarché, je croise le conducteur dans la galerie marchande, nous nous regardons rapidement et timidement il me sourit et tourne le regard, je fais de même. Tout porte à croire qu’au delà des épreuves que l’on peut s’infliger, l’interstice de nos échanges raisonne peut être comme l’opportunité de questionner les règles du jeu ce qui me permettra de leur demander bientôt ce que signifiait pour eux « l’épreuve de la voiture », ce que féminisme peut dire et ainsi reprendre le cours de nos questionnements sur ce que nous sommes !

1 Je pourrai aisément et légitimement signifier que le vécu de violence se suffit à lui même pour justifier de son existence.

2Cf : FAURE, Sylvia. 2006. Hlm côté filles, côté garçons. In Agora débats/jeunesse, vol41, n°1, pp 94-108.


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