Point de non recours

Points de non recours – Partie 1

Il y a des opportunités dans la vie où l’on pense pouvoir se saisir d’un espace-temps en dehors du mouvement effréné dans lequel on est embarqué depuis toujours. Cette sorte de zone du dehors où tout semble possible car on serait autorisée à y pénétrer, à l’explorer, à y expérimenter des choses. On arriverait quasiment à imaginer l’existence d’un champ des possibles, de créativités, non pas d’évolution mais de révolutions c’était un peu l’idée du temps de la maternité où on se retrouve autorisé à être hors travail, à poser des envies, des attentes, de dénoncer des contraintes et où toute revendication pour soi et sa situation deviendraient légitimes.

Belle illusion, car c’est sans compter sur l’aspiration au retour à la zone du dedans. Cette force qui, si vous souhaitez vous envoler vous ramène irrémédiablement les pieds sur terre avec une pesanteur terrible. Au delà du poids de la maternité -qui nécessite déjà assez d’accommodation avec soi même- il faut porter le poids de l’extra-ordinaire de sa situation. Cet extra-ordinaire qui est toléré pour un temps mais qui est surtout largement contrôlé au cas où il échapperait. Hors de question que le contrat social annoncé comme « librement consenti » soit rompu. Alors on injecte les piqûres de rappel de l’avilissement, de l’aliénation, des règles du jeu… pour que le jour où l’on pourrait toucher du doigt de faire exploser le boss de fin aucune sauvegarde ne nous ramènerait là où on a chuté. On se retrouvait une fois de plus à redémarrer le jeu du début, à recommencer de manière incessante le même jeu, qui, à force d’expérience, d’échec et de rage nous a rendu expert de tous les pièges et astuces et que pourtant nous aimons tant…

Je veux mettre au jour ce temps qui m’a été parasité, qui aurait pu être si parfait, si nouveau, si créatif. Il l‘a été mais pas dans son absolu car la force des mécanismes du dedans ont donné à ce temps un goût de déjà vu.

La barre expérience qui se voulait de nature nouvelle s’est vue lamentablement retomber dans le travers des habitudes. Le poids des contraintes administratives, de cette charge mentale qui égraine 9 mois de grossesse et 3 mois de congé maternité est venu entacher la potentialité de ce temps et performer une compétence forgée au grès des lois de la maison du maître.

Objectif du jeu : maîtriser le boss utile qui est le boss de la charge mentale, émotionnelle et administrative. Pour l’atteindre, 4 compétences à maîtriser :

Level 1 : Être prise à charge à 100 % = La logique biscornue –ou pas– de la sécu

Level 2 : Calculer ses indemnités journalières = Le casse tête de la paperasse et des calculs jusqu’à l’abandon

Level 3 : S’équiper sans la CAF = Logique de la suspicion permanente

Level 4 : Toucher ses indemnités journalières = Faire l’aumône pour avoir ses droits

Level 1 : être prise à charge à 100 % = La logique biscornue –ou pas– de la sécu

La fin du 1er trimestre de grossesse marque un moment important dans les exigences administratives et médicales. Au delà de la batterie d’examens pour tout un tas de dépistage et de préconisations qui donneront lieu à la prescription d’un tas de restrictions ; les premiers papiers administratifs tombent. Déclaration de grossesse en 3 exemplaires à envoyer à la CAF et à la sécu. Au début, on se dit que c’est pas bien compliqué mais, baliverne, en fait c’est là que l’enfer commence…

La déclaration de grossesse a pour but que la sécu enregistre le changement de situation et anticipe le passage à une prise en charge à 100 % à partir du 6ème mois. Pour la CAF, il s’agit d’enregistrer aussi le changement de situation pour informer la personne de ses droits à l’arrivée de l’enfant –notamment la prime de naissance mais on y reviendra– et calculer le montant de la PAJE.

Parce que tu es consciencieuse dès que tu as les documents tu les remplis et tu les envoies. Tu les postes donc à la CAF et à la CPAM. La semaine suivante, tu reçois un courrier de la CPAM expliquant que tu n’es pas affiliée et là tu te dis que tu es vraiment naze – évidemment parce que c’est toi qui est con dans l’histoire comment ça pourrait en être autrement ?!…– parce qu’effectivement ça fait 10 ans qu’en régime de base tu es à la MGEN donc pourquoi ça changerait ? En même temps vu que tu vas quasiment jamais chez le médecin ben tu l’avais zappé… donc rectification tu envoies le document retourné par la CPAM à la MGEN.

Quelques semaines plus tard on te demande « quelques » documents à savoir les fiches de paie et contrats de travail des 9 derniers mois. Bon l’exercice à ce stade est déjà compliqué parce que pour avoir ses dernières fiches de paie de l’Education Nationale c’est difficile puisqu’elle les envoie 1 mois et demi après et puis quand tu as 4 employeurs ça démultiplie les papiers donc il te faut une bonne grosse enveloppe et 12 timbres pour envoyer tout ça… A noter quand même qu’à la situation de taff assez précaire avec 4 employeurs, dont 1 CDI, 3 CDD avec 2 CDD d’un an et un de 6 mois, on cumule les lourdeurs administratives ce qui peut à la fois nous rendre ultra performant-e niveau gestion de papiers, connaissance de nos droits, etc ou tout aussi dépassé-e par la complexité des statuts, des fonctionnements, des interlocuteurs différents, etc. et donc préférer laisser ça de côté – notons au passage qu’il s’agit d’une des causes qui explique le non recours à ses droits-.

Au final, tu ne t’étonnes pas de ne pas avoir de retour, tu te dis même « c’est bon signe, c’est que je ne me suis pas plantée »…

Et puis arrive le 6ème mois où les rdv médicaux n’ont pas désempli. Tu as prévenu tes employeurs (il n’y a aucune obligation à le faire) parce que ça commence à bien se voir et qu’il te demande ton calendrier de grossesse pour anticiper le congé maternité, la demande t’étonne parce que « le calendrier de grossesse » ça ne te parle pas – et oui y’a tout un tas de documents dont personne ne t’a parlé qui par contre pour elles et eux semblent évidents…-. Puis tu passes une bonne partie de ta vie au laboratoire d’analyse et à la pharmacie et là quand tu tends ta carte vitale on note avec étonnement qu’il y a un problème parce que la notification de prise en charge à 100 % n’apparaît pas -bon, déjà, c’est à ce moment là que tu prends connaissance de la prise en charge à 100 % à partir du 6ème mois…- donc tu te dis « ben je vais les appeler » et c’est vraiment à ce moment là que l’aventure commence.

1er appel à la MGEN qui est ta sécu depuis 10 ans –maintenant tu t’en rappelles-, tu passes la galère pour avoir quelqu’un au bout du fil après avoir tapé sur 1 puis 4 puis # puis 1, bref, la personne qui brille pour sa patience et sa pédagogie -c’est sans ironie, quel courage de faire ce taff- t’explique qu’au regard des différents contrats de travail et des salaires correspondant c’est la CPAM ta sécu et pas la MGEN –Ah quand même, c’est dingue cette affaire-, du coup, tu appelles la CPAM dans la foulée qui te répond la même chose donc là se produit la situation ubuesque où tu passes par « c’est la folie cette affaire » et « pourquoi c’est sur moi que ça tombe ». Pas démoralisée tu demandes à tes interlocuteurs de t’expliquer le mode de calcul de « qui est prioritaire sur qui » et là tu comprends que tu n’as pas le bon interlocuteur, parce que les personnes que tu as au bout du fil, elles ont sous les yeux un logiciel de communication interne où il y a des notifications sur les démarches qui ont été faites par leurs collègues -ceux-celles qu’on a jamais au téléphone- avec des dénominations de procédures qui sont standards donc c’est pas très facile de savoir ce que signifient ces dénominations pour comprendre ta situation à toi. Vu que la situation « femme enceinte qui n’a pas de sécu » est à un level de pathos assez élevé -et qu’ils-elle sont eux-elles même très consciencieux-ses dans leur travail- les interlocuteur-trice-s téléphoniques bombardent leurs collègues qui ont le dossier de « urgent, faut la rappeler, c’est la merde, elle n’a pas de sécu, c’est incompréhensible, elle doit avancer les frais médicaux, SOS, etc. ».

Bref, un boss intermédiaire t’appelle et t’explique que tu as un salaire plus important dans le privé qu’à l’Education Nationale alors que ton temps de travail est plus important sur le contrat Education Nationale donc c’est à la CPAM de te prendre en charge. Tu réponds que ça fait 10 ans que ta sécu c’est la MGEN et que la situation avec 4 employeurs ça fait 5 ans que c’est comme ça et que t’as quand même les boules qu’ils-elles s’en rendent compte au moment où t’en as vraiment besoin. On te répond que les fiches de salaires et les contrats envoyés ont permis de faire la mise à jour… L’agacement commence à monter mais vu que tu sais à quel point c’est hyper relou ces plateformes téléphoniques et le fonctionnement de ces institutions, tu raccroches et tu te roules une clope – Ah non, tu peux pas parce que t’es enceinte…– bon ben, tu te fais chauffer une tisane….

Parce que tu restes tout de même pleine d’espoir, tu décides de te rendre aux locaux de la MGEN en te disant qu’en étant dans une interaction en face à face avec une personne ça sera plus simple. Tu te rends vite compte que ton interlocutrice en face, comme les personnes au téléphone, ne peut que communiquer via le logiciel de communication interne et que ton dossier n’est pas archivé dans l’arrière boutique, il est dématérialisé, elle ne peut donc rien faire puisque la gestionnaire de mon dossier est à Bordeaux, mais elle aussi devant le pathos de la situation, elle rajoute un message « SOS, faut rappeler cette personne »…

Tu rentres chez toi et la guerrière qui sommeille en toi –quoiqu’elle commence à être bien échauffée-, décide de se mettre en chantier pour comprendre. Tout en sirotant ta tisane tu captes que ça se bagarre parce que là tu ne demandes pas un petit remboursement pour ta consultation annuelle chez le médecin mais là, tu leur demandes de sortir : 9 mois de prise en charge avec les échos, les rdv gyneco mensuels, les analyses en labo, un accouchement et 3 mois de salaires du congé maternité et donc là tu saisis que ça va piquer un peu chez le comptable.

Tu décides donc de passer du côté obscur –parce que ton état émotionnel va en prendre un coup– et tu ressors tes contrats de travail. Tu essayes de comprendre pourquoi la sécu ne veut pas de toi non plus alors que tu gagnes plus dans le privé. Enfin, il se produit l’illumination, la vérité éclate au grand jour… Pour le contrat Education Nationale, la quotité de service est supérieure au contrat privé par contre la quotité horaire hebdomadaire du contrat privé est supérieure à celle du contrat de l’Education Nationale. Bien contente d’avoir compris, ça n’enlève pas le fait que tu ne sais toujours pas qui doit payer. Tu persévères et tu te rappelles les conseils de ton mec qui peut pas t’aider parce qu’il est aux fraises depuis l’envoi de la déclaration de grossesse, lui : « Google est ton ami, quand tu ne sais pas, tapes ta question dans la barre de recherche », alors tu écris ta question sur 4 lignes et étonnement –sarcasme– les réponses de Google sont plus obscures les unes que les autres… C’est à ce moment là que ta jauge de fierté et d’orgueil recule et arrive à un niveau proche du zéro, tu te mets donc à rédiger un courrier récapitulatif de tout ce merdier et tu finis par demander la pitié, c’est à dire qu’on t’accorde une prise en charge en argumentant que sans leur humanité ton enfant naîtra sous les ponts… -et ça c’est que le début de l’expérience à devoir quémander pour toucher ses droits-.

Tu finis par recevoir un courrier signé du directeur de la MGEN qui t’explique qu’en bon seigneur, il accepte exceptionnellement au vue de ta situation –de pauvre femme vulnérable en détresse– que tu sois prise en charge. Le comble c’est que tu en as tellement chié que tu as envie de le remercier sincèrement parce que tu as vraiment l’impression d’avoir de la chance, de bénéficier d’un privilège- parfait exemple de la conscience du dominé et de son aliénation : prête à s’excuser de demander à toucher ses droits…

Voilà la force de la lourdeur administrative, de son irrationalité qui est élevée au rang de logique bureaucratique rationnelle par les institutions qui la porte. Cette logique qui est censée systématiser/mécaniser les prises en charge et qui en réalité révèle le fait que c’est inapplicable à la singularité. Tu as pu t’entendre dire que ta situation était particulière, originale, etc. VRAIMENT ? la situation de cumul de contrats précaires est originale ???

Arrivée au/à bout de ce niveau, l’héroïne que tu es –face à tant de mésestime il faut bien se rebooster comme on peut...- a fait un bon avant de force et de courage en réussissant à faire valoir ses droits. Tu as également booster ta jauge de capacité de charge mentale parce qu’en plus de tout ce merdier à gérer qui se déroule sur 3 semaines à tout casser, tu vas bosser, tu vas à tes rdv médicaux et comme on le verra après tu organises l’arrivée de ton poussin en gérant un budget mini mini puisque la prime de naissance qui est censée te permettre de t’équiper, tu la touches 2 mois après la naissance de ton petit… et tout ça ne fait que se cumuler à tes supers capacités genrées puisqu’au final on te demande juste de performer ce qu’on exige de toi depuis toujours, à savoir être une bonne travailleuse capable d’anticiper les contraintes organisationnelles, administratives, émotionnelles, logistiques –les tiennes, comme celles des autres évidemment– et surtout, faire tout ça en même temps sans que tu puisses en éprouver la moindre fatigue, lassitude et encore moins colère. C’est clair, tu y laisses des plumes même si tu es très douée mais rappelons nous que nous sommes des guerrières, comme toute socialisation à la contrainte, l’autorité et notamment institutionnelle, en comprendre les rouages est la première étape de prise ou reprise de contrôle sur la machine.

Toutefois, ne nous berçons pas d’illusions il ne s’agissait que du level 1, la route est longue pour mettre le boss KO. La prochaine étape verra son lot d’obstacles, d’échecs et même d’abandon…


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