Un équilibre si fragile

Je déjeune au boulot, la collègue en face de moi regarde mes seins et hausse les sourcils, je l’interpelle en disant « oui j’ai pas mal pris des boobs effectivement », elle me répond « ah non non c’est juste que tes seins débordent, ton soutif est trop petit, il faut que tu en achètes un à ta taille », je réponds après être montée toute rouge, un peu estomaquée « on verra quand j’aurai le temps ».

Un peu plus tôt dans la semaine, encore au boulot, on m’explique que je dois arrêter les décolorations de mes cheveux et le vernis à ongles à cause des perturbateurs endocriniens tout en disant que pour le vernis, ça ne va pas trop me poser de problème vu que je n’en mets pas souvent », « je réponds que je fais des décolorations tous les 6 mois ça ne devrait pas le faire naître avec 3 bras », chose à laquelle on me rétorque : « justement la prochaine fois tu le feras dans 6 mois… et pas avant… ».

Je pourrais caractériser le processus de construction de soi/moi en tant que sujet existant en soi et pour soi à travers l’idée d’un dépassement d’une condition et notamment celle d’un sexe. Bien consciente du poids de la définition sociale de mon sexe, cette définition extérieure à moi, je devais m’en dégager, c’est à dire me dégager des injonctions à la normalité, aux attendus genrés, etc.

Ce processus a pris corps à travers la volonté d’élaborer des choix par et pour moi, dans la mise au travail personnel pour envisager une vue critique et distanciée de l’environnement et de ses pressions et ainsi faire en sorte d’avoir une prise sur ce qui se joue sur/contre/à l’insu de moi. Ceci a impliqué une approche combative car le choix d’envisager le contre courant imposait des efforts, de la souffrance et des ressacs. Le chemin a donc été tortueux, semé d’embûche car il a fallu se mettre en réflexion pour, comme l’indique Audre Lorde, aller au plus profond de soi même pour identifier les violences symboliques, subies, reproduites ; pour objectiver les mécanismes d’aliénation et les contrôler et/ou les accepter et enfin chercher un équilibre pour trouver cet état où « la meilleure défense est l’attaque » s’articule avec le droit de se replier, de se mettre en sécurité sans honte ni culpabilité.

Alors, lorsque l’équilibre semble atteint, lorsque le cadre du travail, cette arène, se révèle vivable car les règles du jeu sont comprises, sans être acceptables, lorsqu’elles sont potentiellement transformables et qu’une place semble être trouvée dans la loyauté vis à vis de soi et donc dans le respect de cet équilibre trouvé et consenti par l’environnement de travail, on a peut être trop rapidement tendance à se dire que tout ce travail engagé et toutes les mises à l’épreuve successives ont porté leurs fruits…

Cet état serait acquis, VICTOIRE !

Tout ça ouvrirait un champ des possibles merveilleux. L’étape suivante serait créatrice, serait nouvelle et exploratrice. Elle permettrait d’envisager la transformation de ce que nous avons cherché à dépasser, à savoir la nature d’une condition, celle d’un sexe grossièrement défini, qui, à présent ne nous collerait plus à la peau.

Que d’illusion et d’enchantement…

Mais avant le désenchantement, rêvons à ce qu’était l’enchantement à la croisée de l’évènement troublant que me semblait être la grossesse…

L’évènement résonnait comme un nouvelle expérience et dans des conditions nouvelles. Peut être la possibilité d’envisager le corps comme un objet à soi que je ne chercherais pas à politiser, qui d’une certaine manière resterait à moi et pour moi. C’est à dire l’opportunité de bénéficier de cet équilibre acquis qui me permettrait de « baisser la garde », de lâcher prise, de vivre une expérience à soi sans anticipation, une expérience apaisée sans combativité où le corps jamais connu et vécu ainsi deviendrait une nouvelle découverte et un nouvel apprentissage de soi.

Que de désenchantement…

L’expérience est bien évidemment intimement liée à la condition, quelle facilité de lier grossesse, enfantement, maternité et condition d’un sexe féminin pourtant j’étais loin d’envisager que cet interstice serait si facile à investir. Avec une facilité déconcertante me voilà naturalisée à mon sexe. Mon être est requalifié par mon corps qui lui même est rendu objet de commentaires, de recommandations, de critiques et d’injonctions à une bonne présentation, un bon usage, etc. L’incroyable facilité du mécanisme laisse sans voix, en témoigne les réponses aux remarques qui s’inscrivent aisément dans un consentement à la domination : j’en arrive à me justifier du soutif jugé pas adapté à mes seins…

Ai-je perdu toute combativité ? Pourquoi la répartie n’est pas venue lorsque j’ai repéré le regard indécent sur ma poitrine ? « Au point où en en est tu ne veux pas venir les toucher pour te faire vraiment une idée ? », pourquoi cette phrase n’st pas venue à mon esprit ? Pourtant la sensation d’intrusion était là, qui a ensuite laissé place à la colère puis qui a laissé place à l’analyse où tout d’un coup les analyseurs si évidents d’habitude on refait surface instantanément et l’enchantement à laissé place à la raison…

Ce qui faisait la définition de soi, c’est à dire ses expériences, ses choix, ses points de vue, ses savoirs acquis s’effondrent pour une définition extérieure à soi, défintion rendue possible par la prégnance de la focale « maternité : féminin+enfantement ». A travers cela se joue la projection de chacun et de chacune de sa place, de sa position. L’autorisation à la projection et au transfert est tellement simple que les plus simples filtres sociaux tels que « regarder dans les yeux quand on s’adresse à quelqu’un -e » peuvent être oubliés. On est donc autorisé à regarder ces seins, ce ventre qui changent car ils ne sont plus singuliers et propriétés d’un sujet, non, ils appartiennent à tous et toutes car ils sont objet de l’enfantement, objet du corps social.

Face à une telle régression de soi, notre sujet sidéré se réduit au silence et acquiesce de la même manière qu’une multitude d’agressions et notamment sexistes ou sexuelles par leur imprévisibilité désarment et paralysent.

Mais qu’est ce qu’il se passe ? Qu’est ce qu’il se joue ? Ai-je tout perdu ? L’équilibre construit, façonné, renforcé s’effondre ? S’effrite? Ou bien n’était-il pas par essence si fragile ?

A l’instar de l’article de P. Bourdieu et G. Balazs « un équilibre si fragile » où ils relatent l’histoire d’une famille immigrée portugaise arrivée en France qui performe ce qui garantit l’intégration légitime (travail, bénévolat, implication citoyenne et associative, scolarisation des enfants, sociabilité entre voisins, acculturation, etc.) puis qui se retrouve à vivre des années plus tard un enchaînement de ruptures sociales (accident du travail, invalidité, chômage, précarité économique, fin des études pour les enfants, etc.) et ainsi qui perd à une vitesse incroyable l’ensemble des garantis et sécurités qu’elle s’était construites (rupture des relations sociales, exclusion de l’environnement, stigmatisation, xénophobie, racisme, etc.). Les auteur-e-s expliquent cette équilibre si fragile par le poids de la nature de la condition. Tout porte à croire que malgré l’expérience acquise, ce qui semble être pour chaque individu sa vraie nature, c’est à dire ce qu’il a construit par et pour lui même, cela aura une valeur sociale relative. En l’occurrence dans le cas de cette famille, le statut d’immigré sera toujours le statut invoqué pour mésestimer et renforcer un ordre social bien huilé.

Que nous reste-t-il ? Notre outil incontournable de l’émancipation : la combativité. Si l’on reprend les propos de Theodor W. Adorno , il dit: « quiconque doute à cette heure de la possibilité d’une transformation profonde de la société et refuse pour cette raison de participer à des actions violentes et spectaculaires ou de les recommander, a renoncé ».

Il est donc hors de question de renoncer à mon désir d’expérience et d’apprentissage par et pour moi en revanche que la veille se poursuive en continuant à porter ce savoir d’expérience comme un savoir socialement et politiquement situé loin d’une naturalisation qui stérilise la pensée car quoi que je désire le/mon corps (comme tout) est intrinsèquement politisé.


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