La fin de journée se dessine. On déambule avec la collègue à la limite des immeubles jusqu’au parking rejoindre nos voitures. Une fin de journée de boulot où on débriefe du travail, de son organisation, des moyens de le faire évoluer, de le penser autrement. En face de nous trois hommes, assez jeunes, deux sont assis sur les marches d’une épicerie et l’autre, en face d’eux, est debout. Nos regards se croisent quand on arrive sur le parking puis vite on retourne à notre « discussion- debriefing ». En arrière plan, l’homme debout nous observe, même si je ne le regarde pas, je sens son regard, puis ils rient ensemble, je comprends qu’ils rient de nous mais sans savoir sur quoi et pour quoi, puis il répète d’une voix modérée certaines fins de nos phrases. Nous continuons d’échanger toutes les deux et ma collègue leur tournant le dos ne se rend pas compte de la scène jusqu’à ce que l’homme debout prenne du recul et tourne de loin autour de nous pour qu’enfin nous soyons obligées de le voir. Je croise à nouveau son regard, ma collègue se retourne et le regarde voyant que j’ai moi même regardé ailleurs, nous reprenons l’échange autour d’une phrase de conclusion pour nous dire que nous continuerons la réflexion le lendemain et nous partons dans nos voitures. L’homme debout rejoint les deux autres assis. Nous partons.
Je file poursuivre cette fin de journée à une conférence sur l’occupation de l’espace public et plus précisément la cour de récréation par les filles et les garçons. Nous sommes une bonne cinquantaine dans un amphithéâtre, davantage rempli de femmes que d’hommes et une intervenante au micro. Elle est très dynamique, illustre son propos d’exemples, sa démonstration est passionnante. Elle signifie à la fois le poids de la construction sociale et de l’assignation de comportements genrés au sexe créant des différences qui se meuvent en hiérarchie, en ordre social et rapports de domination. L’intervention présente la qualité d’être à la fois concrète, factuelle et en même temps elle invite à prendre de la hauteur, à sortir des cas pour envisager une approche structurelle, globale pour éviter cette tendance au relativisme par l’individuation. Ceci m’amène donc à écouter tout en produisant des éléments de réflexion et d’analyse sur l’instant. De l’auto-censure et de la ségrégation des femmes dans l’espace public, des stratégies d’invisibilité et d’acceptation de la limitation de la circulation, des stratégies d’évitement et de contournement par peur du danger et enfin de l’intériorisation d’une faiblesse supposée, d’un risque permanent, d’une forme d’inadaptation à l’espace public, le propos est éclairant sociologiquement, politiquement et personnellement. L’intervention a une forte portée féministe car elle interroge et critique en même temps qu’elle permet de se questionner tout en donnant confiance, fierté et légitimité. Voilà ce qui selon moi renvoie à une posture féministe. Il s’agit de s’interroger sur soi et de resituer des comportements et des phénomènes dans l’ensemble collectif pour que collectivement nous prenions notre part d’action de résistance, de lutte et de transformation. Il s’agit d’un travail où la mise en réflexion provoque la mise en mouvement. L’interrogation des positions occupées permet leur déplacement, leur transformation dans un sens qui n’est plus défini en amont mais qu’il s’agit de saisir par et pour soi/nous même.
L’évènement vécu quelques heures plutôt sur le parking revient donc mécaniquement à l’esprit. Il marque bien ce jeu genré d’occupation de l’espace où des femmes qui discutent, réfléchissent, se concertent ensemble face à des hommes dans une occupation décontractée de l’espace viennent questionner, bousculer le choix d’occupation fait par ces femmes. Ils tournent autour, cherchent à s’y faire une place, à être vus, car occuper l’espace sans le demander pourrait apparaître comme une forme de défiance, un agissement provocateur, hors norme qu’il s’agit de sanctionner par le fait de signifier la présence légitime masculine et la présence illégitime féminine qui plus est lorsqu’elle sont chacune non mixte. J’ai donc bien identifié à quel point notre présence « sans eux » pouvait déranger l’ordre des choses et qu’il est revenu à cet homme debout de le signifier. Il l’a signifié en montrant qu’il souhaitait et pouvait y prendre part par la parole ou même par le corps, les gestes parce qu’il en avait le droit, l’avantage, le privilège ! De notre côté, ce privilège à signifier son droit à occuper l’espace et il a été assez puissant pour que nous décidions de partir, sans même qu’une pression explicite soit exercée, le message est passé, nous l’avons compris, nous avons conclu notre discussion, nous sommes rentrées dans nos voitures et nous avons quitté l’espace public en un mouvement contraint!
Cette conférence est une opportunité d’effectuer ce travail d’analyse et de réflexion. Ces occasions sont rares car peu de circonstances permettent de se mettre au travail de cette manière. Au delà du fait que les occasions d’entendre une réflexion féministe sont peu nombreuses, à l’inverse les actes sexistes sont nombreux et quotidiens. Ces temps là sont donc précieux, ils le sont notamment pour les femmes et c’est d’ailleurs pour cela qu’elles s’en saisissent pour se mettre en réflexion sur elles, ensemble. Toutefois, ce temps et cet espace là ont eux aussi été l’objet de l’occupation et de l’expression en son sein des privilèges dont les registres se sont additionnés (homme, blanc, petit bourgeois, etc.) et dont les mécanismes se sont révélés plus pernicieux car davantage légitimés au sein de son espace politique et idéologique d’expression.
A la fin de l’exposé de l’intervenante, c’était le temps des questions avec la salle. La démonstration a été dense, complexe, elle a suscité l’implication réflexive du public. Les premières réactions sont donc des remerciements, des volontés d’éclairage, des témoignages sur les bouleversements que cela suscite. Hommes et femmes présent-e-s prennent la parole sur des registres communs même si j’émets l’hypothèse qu’au delà du fait que les registres soient communs (témoigner de son vécu) le phénomène n’est pas identique car les conditions objectives d’existence n’éveillent par les mêmes réalités. Les hommes sont éveillés à une condition de privilège masculin qu’il leur est imposée et contrainte et qui leur donne l’usage légitime de l’espace public ; les femmes sont éveillées à une condition dans laquelle elles doivent faire face à des obstacles et des contraintes pour accéder à l’espace public. La nuance est essentielle, l’un a des contraintes pour avoir accès à un usage légitime de l’espace, l’autre a des contraintes pour avoir l’accès à l’espace ! Ne pas noter cette nuance amène à penser que les témoignages peuvent être considérés comme relevant du même registre de domination. Il me semble que c’est une grave erreur à laquelle nous avons pu assister lors des interventions.
Un homme d’une quarantaine d’années, largement connu publiquement pour ses engagements politique à gauche prend la parole. Il emploie un ton grave, il s’exprime lentement, fait des temps de silence avec parfois quelques tremblements dans la voix ce qui augmente la gravité du ton. Il signifie une souffrance enfant, d’un petit garçon délaissé, stigmatisé car il ne joue pas au football à qui l’on dit qu’il ne serait pas un « vrai garçon », il est traité de pd, assimilé aux filles car lui lit dans la cour. Il remercie sa rencontre avec des féministes qui lui ont permis de transformer ce qu’il considérait comme un stigmate, en fierté d’être un homme qui ne recherche pas la virilité, la force, etc. Puis il termine en indiquant qu’il a occupé des postes politiques dans lesquels il aurait pu davantage batailler pour que ces questions soient mises en première ligne des orientations mais qu’il n’en mesurait pas la gravité à ce moment là.
La réaction de la salle est sans appel, une grand émotion, l’intervenante remercie l’homme pour son témoignage, fort et parlant.
De mon côté, la sensation est tout autre, de la colère, de l’agacement, le sentiment de s’être fait voler le moment, de s’être fait coloniser son espace, de s’être fait imposer une émotion indécente. L’observation de la réaction collective unanime m’amène à douter et même à retourner la colère contre moi en me demandant si je n’envierai pas cette capacité à susciter du dramatique. Alors le sentiment ronge, annule la posture réflexive suscitée par l’intervention et je décortique… J’essaye de comprendre pourquoi je suis agacée, qu’est ce qui m’a touchée et où ? J’objective, je raisonne.
D’abord, il se dégage le registre du discours, le dramatique et l’épanchement, que ce soit dans la forme de la déclamation (silence, ton grave, voix tremblotante mais toujours contrôlée) comme dans le fond, c’est à dire le témoignage émouvant. Il ne s’agit pas là du récit de soi qui peut avoir la qualité d’éclairer, de parler et de donner du sens au commun. On peut même tout à fait l’entendre dans son utilité individuelle, ça fait du bien de dire les choses ou encore narcissique car il permet d’avoir « son moment » après la conférence. La chose devient plus dérangeante quand il permet de déroulé une posture située qui fait force, qui fait autorité, qui domine car elle est légitime dans cet espace. Il s’agit là de la force des conditions objectives de vie comme déterminant à l’orientation politique du propos. Que provoque cette forme et ce contenu du discours ? Il n’y a pas d’analyse politique, pas d’analyse structurelle, pas de prise de hauteur, il y a le récit de soi donc le récit de soi doit parler de lui même.
Au delà, s’autoriser au récit de soi en tant qu’homme blanc qui s’énonce féministe c’est s’autoriser à occuper le champ, s’autoriser à prendre la parole et occuper un temps où certaines ne l’ont pas, peu, voire jamais. C’est se sentir assez en confiance, assez légitime pour prendre cette place et s’engager en toute connaissance de cause dans la responsabilité de ce que ce discours va susciter.
Ce que ce discours suscite c’est de la dépolitisation qui rend tout phénomène social et politique relatif, car le cas finirait par avoir la valeur de l’universel. Par la gravité du ton, son propos fait unanimité, il fait légitimité. A cela s’ajoute, les indices de réassurance de la légitimité qui là encore témoigne d’une réappropriation sans pudeur, sans réserve que ce soit avec l’assimilation aux féministes ou encore la légitimité du personnage « ayant eu des responsabilités politiques ».
Si nous nous arrêtons au contenu qui, je le répète, dans le contexte d’émotion fait force de vérité, il fait autorité, ce petit garçon a été martyrisé par les « vrais petits garçons qui faisaient du football ». La suite des échanges ne fait donc pas un pli, les interventions suivantes pose le problème du football : ne faudrait-il pas supprimer le foot des cours de récréation parce qu’il signifie « ballon qui vole hors du terrain », « compétition à celui qui tape le plus fort » et donc il s’imposerait à tous et toutes, il envahit l’espace?
Il me semble que le nœud de mon agacement se situe là, c’est que ce discours a pris la même logique que le discours populiste : un contenu simpliste et tout dans la force de la mise en scène. Le résultat est sans appel. Nous passons d’une richesse réflexive à l’effondrement dans la panique et donc dans la pensée mécaniste d’un entre soi qui revient à la nature de sa propre condition sociale, à un point de vue de son propre milieu qui est universalisé en toute bonne intention. Dans l’assistance où sont les fans inconditionnels de foot qui viendront le défendre mordicus ? Il n’y en a pas, à l’inverse il y a de nombreux-ses féru-e-s de lecture…
Pourtant dans ma tête trotte l’expérience de recherche à laquelle je participe au club de foot de beaubreuil1 où 3 jours avant cette conférence, j’enregistrais au micro des jeunes qui m’expliquaient que le foot permettait de s’évader, d’être libre ; que dans leur lycée les enseignants ne savent pas qu’ils font partis d’une des plus grandes équipes régionales, qu’ils ont 3 entraînements par semaines, que s’ils arrivent en retard au lycée c’est qu’ils se couchent tard les soirs après les entraînements, et qu’il y a ensuite les taches à réaliser à la maison et que le matin il y a plus d’une heure de bus pour aller au lycée. Ils m’expliquent qu’ils n’en parlent pas parce que « les profs s’en foutent et ne comprendraient pas ». Ils parlent peu de leur vie aux autres lycéens parce qu’ils ne sont pas de la même classe et qu’ils précisent que quand ils disent « classe » c’est classe sociale.
Cette expérience se rajoute à deux écrits qu’il me semble bien d’interroger au regard de ce que l’intervention de cet homme a suscité dans l’assistance. Dans un premier temps, il s’agit de l’article de Sylvia Faure, « HLM : côté filles, côté garçons » dans lequel l’auteure explique comment les hommes de quartier populaire présentent de telles difficultés à pouvoir prétendre se positionner dans l’espace social global qu’ils privilégient la performance de leur condition masculine dans le contexte de l’espace social du quartier. Cette thèse m’évoque assez facilement ce qui s’est joué pour nous sur le parking avec les trois jeunes hommes. On les défie sur un territoire qu’ils veulent se réserver à défaut de tout le reste de la société : comment être maître de la situation à défaut de sa situation… Au delà, de cette forme d’intimidation qui nous a été signifiée sur notre absence de légitimité dans l’occupation de cet espace, nous avons décidé d’aller ailleurs et d’une certaine manière nous le pouvions à l’inverse d’eux…
Enfin, je me remémore l’ouvrage de Nacira Guénif-Souilamas et Eric Macé « Les féministe et le garçon arabe » dans lequel les auteur-e-s mettent en avant comment un sexisme attribué aux classes populaires immigrées permet d’éclipser des formes de dominations sexistes qui idéologiquement se révéleraient plus conformes aux attendus moraux dominants : comment voir le mal(e) dans l’authenticité d’un homme qui fait part de sa fragilité et de sa vulnérabilité ? Pourtant cette possibilité et cette autorisation à le faire signifie l’expression même de son privilège à occuper en toute légitimité et en pleine assurance le champ d’expression et d’élaboration d’une pensée féministe qui pour les femmes signifie la possibilité de transformer le silence en parole et en actes. Cette transformation est une métamorphose qui paraît simple, pourtant, avoir la liberté de mouvement et de se mettre en mouvement, qu’il soit géographique, social, sexuel, etc. est bien le privilège du dominant. Derrière cette possibilité de mouvement il y a la possibilité de définir et de maîtriser le sens des situations, le pouvoir de s’y situer tel qu’on le souhaite. L’homme face à l’assistance a la maîtrise du sens, de la captation car il présente les dispositions stratégiques de l’individu socialement et politiquement situé comme légitime !
Je n’ai pas répondu face à l’assistance parce que comme trop souvent, j’ai douté. J’ai douté du sens que je posais sur la situation. La logique du discours m’était confuse, il me semblait nécessaire de poser les choses, de les positionner dans un ensemble plus large, politique et idéologique pour que j’arrive à comprendre ce qui se jouait. Toutefois la colère n’est pas redescendue, à l’instar de ce qu’évoque Audre Lorde dans l’essai « Sister Outsider » : « chaque femme possède un arsenal de colères bien rempli et potentiellement utile contre ces oppressions, personnelles et institutionnelles, qui ont elles mêmes déclenché cette colère. Dirigée avec précision, la colère peut devenir une puissante source d’énergie au service du progrès et du changement, je ne parle pas d’un simple changement de point de vue, ni d’un soulagement temporaire, ni de la capacité à sourire ou à se sentir bien. Je parle d’une remaniement fondamental et radical de ces implicites qui sous tendent nos vies ».
La force de l’implicite c’est qu’il se glisse dans l’ordinaire et apparaît comme une évidence, s’y frotter c’est encore être vivante, c’est mobiliser cette source d’énergie qui permet de se mettre en mouvement pour s’atteler à expliciter les privilèges derrière les masques…
1Quartier populaire en périphérie de la ville de Limoges