Réflexion sur le rapport au temps

Je n’ai jamais le temps de tuer le temps et pourtant j’aimerais tellement ne rien faire, juste laisser du temps au temps libre, sans taches, sans objectifs, sans contraintes, se laisser porter et se laisser vivre.

Il faut que je gagne du temps, il faut que je me libère du temps parce qu’il ne me reste jamais assez de temps pour faire ce dont j’ai envie. Je veux plus de temps parce que je veux pouvoir faire, agir par moi même car le temps privé semble se heurter au temps professionnel.

Le travail me prend énormément de temps alors je tente de l’optimiser, je fais un emploi du temps, je divise par mois, jours, heures et j’organise, je planifie pour mesurer le temps qu’il me reste, ce dont je dispose comme bon me semble, pour qu’il arrête de prendre autant de mon temps.

Je me représente bien le temps, je le visualise dans un espace de l’esprit, une frise, un planning, un calendrier, cette représentation est si naturelle, si mécanisée. C’est un travail d’appréhender le temps pour que son organisation, sa répartition me soit satisfaisante, acceptable, tolérable. Pourtant, il me semble qu’il m’échappe, qu’il me file entre les doigts, qu’il s’impose à moi, que les compromis temporels sont hors de contrôle mais s’agit-il du temps en soi ou de mon rapport au temps ? Certainement les deux…

Comment est ce que je compte le temps, mon temps de travail salarié, mon temps personnel, mon temps familial, mon temps de détente, mon temps conjugal, mon temps amical, mon temps de loisirs, etc. ? Comment je me représente le temps ? Est-il linéaire ? Est ce que différents temps ne se superposent-ils pas et viennent brouiller les frontières entre les temps ?

Est ce qu’il n’y a pas un calcul du temps qui s’impose et qui oriente notre vision de la réalité du temps ? Comment est-il vécu et pratiqué entre une représentation dominante, systémique et ce que l’on en vit ?

J’ai tendance à sectoriser, à diviser, à fragmenter, comme une bonne incorporation des mécanismes sociaux et économiques les plus basiques, je divise mon travail et je le hiérarchise. Il apparaît donc linéaire, les heures se succèdent avec des taches qui s’accumulent et qui se ritualisent du lever au coucher mais toutes n’ont pas le privilège d’être inscrites sur l’AGENDA. Je mange, me douche, nourrit le chat, sort les poubelles, rince le bol de céréales et note qu’il faut racheter du thé ; l’ensemble de ces taches, toutes ces activités participent à ce que tout ce petit monde, c’est à dire le mien et celui dans lequel plus globalement je m’inscris, fonctionne de manière assez optimale pour la réalisation de l’activité centrale, celle qui est planifiée, celle qui est légitimement notée sur mon AGENDA, ce travail qui a une valeur, une reconnaissance visible, réelle, reconnue, légitime, celle sanctionnée par un contrat de travail.

Qu’est ce qu’il en est de l’ensemble des activités qui sortent du champ de mon contrat de travail ? N’ont-elles pas de valeurs ? Ne peuvent-elles pas être qualifiées de travail ? Et si non, pourquoi ? Elles ont bien évidemment de la valeur pour moi, pour certaines elles garantissent un état de bien être minimal, pour d’autres elles sont l’expression d’un choix libre d’utilisation de mon temps mais plus largement l’ensemble des activités révèlent une interdépendance et même une imbrication. Je cherche donc à garantir leur succession : mon travail salarié me permet d’obtenir les ressources économiques pour pouvoir me nourrir et le temps quotidien limité-délimité du travail salarié m’offre quelques heures pour faire « ce que je veux » au-delà de manger, dormir, me laver. Quelle chance, je peux donc bouquiner, échanger, composer de la musique et regarder une série quelques heures par jours.

Si je regarde d’un peu plus près cette organisation, toutes les activités se mesurent et se qualifient en fonction du travail valorisé socialement, qui reste l’étalon autour duquel se structure le reste des activités. En allant plus loin, je constate que ma manière de compter le temps d’activité n’est pensée qu’à travers cette sectorisation du travail (une tache= une durée) alors que j’observe différents temps où je peux effectuer en parallèle plusieurs activités (lorsque je lance mon repas du soir et que je me fais couler un bain dans lequel je vais bouquiner quelques pages, j’effectue trois activités en parallèle, il y a donc trois temps sur une même durée).

Dans cette logique, le temps jusqu’alors invisible car non quantifié et non valorisé prend une toute autre dimension. Il existerait donc une méthode d’appréhension du temps qui se base sur un temps dominant qui lui même est déterminé par l’activité légitimé auquel il se rapporte. En ce sens, la variation dans la caractérisation de la valeur de l’activité (légitime/illégitime, reconnue/ignorée, visible/invisible, rémunérée/gratuite, publique/privée, professionnelle/domestique) vient influencer la reconnaissance par soi et par les autres de la qualité et de la quantité du temps qui lui est accordée. On observe aisément que l’organisation de la division du travail/de l’activité vient conditionner la valeur du temps. Cette division du travail questionne donc les frontières entre temporalités.

Lorsque l’on se penche brièvement sur la division sexuée du travail et que l’on observe les activités qualifiées de domestiques telles que l’entretien d’un domicile, le soin aux enfants, etc. et les activités professionnelles largement féminisées telles que l’aide à domicile, le soin à l’autre, etc. alors les frontières de temporalité apparaissent plus floues et par cela les délimitations du personnel et du professionnel se révèlent plus poreuses. Les effets sont multiples tant au niveau des représentations du temps et du travail qu’à leurs usages (amplitude temporelle plus longue, non caractérisation de ce qui relève du travail concret et du travail abstrait, reproduction et imposition d’un rapport au temps dominant et masculin, etc.). Envisager un rapport genré au temps peut donc apparaître l’entrée pour envisager un rapport au temps en soi (systémique) qui nie et dépossèdent les vécus et les usages pour mieux imposer un ordre dominant d’organisation du temps et du travail rentabilisé.

De ce constat, je comprends donc plus facilement pourquoi je me sens perdre mon temps, qu’il m’échappe et qu’il me file entre les doigts, il ne s’agit pas tant de continuer à chercher à le mesurer et à la quantifier mais bien plus à le qualifier en cherchant à comprendre dans quelle logique d’organisation et de division du travail il s’inscrit…


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