Herbier féministe et temps suspendu

Avril 2023,

je viens de rouvrir une bande dessinée que l’on m’a offerte pour mes 35 ans en avril 2022. C’est une BD sur l’écoféminisme : « Résisters », sur la sororité, l’enjeu de la transmission de l’histoire des femmes, leurs expériences, leurs savoirs par les femmes, entre femmes et pour les femmes.

Cette BD, j’ai commencé à la lire en juin 2023, un jour où j’ai eu un accident chez moi, où je me suis rendue aux urgences, où j’avais anticipé le temps interminable d’attente et je n’ai pas été déçue à la fois par la BD et par l’attente puisque 24h plus tard je sortais du bloc opératoire.

J’ai continué la lecture de la BD, le printemps avait rempli mon jardin et la pelouse s’était recouverte de pensées sauvages tricolore, le violet se démarquait dans le vert, je les trouvais très belles, j’en ai ramassé une dizaine que j’ai mises entre les pages de la BD.

Cette pratique, je la tiens de ma mère qui a toujours semé des herbiers sur les tables d’appoint de notre maison. Souvenir de balade, de voyage, de discussion, de rencontres, une manière d’arrêter le temps et de cette façon, faire en sorte que le souvenir ne relève jamais exclusivement du passé mais puisse être à nouveau vécu, ressenti comme au présent où il a eu lieu. Certainement, sa façon de se relier avec les gens, les moments, de symboliser la transmission des fleurs pressées dans un moment libéré de lecture, de balade de sa mère, de sa tante, de sa grand mère, des personnes qu’elle a aimé et qui l’ont aimé…

Elle fait d’ailleurs pareil avec les cailloux, elle nous a expliqué à ma sœur et moi que choisir un caillou, être attiré par sa forme, sa couleur, son reflet de la lumière, c’est aussi le caillou qui veut être choisi, ça donne à réfléchir sur ce qui est vivant et ce que nous considérons comme tel ou non.

J’ai oublié mon œuvre d’herbier pendant 9 mois parce que ma plénitude du printemps à vouloir immortaliser les pensées sauvages de mon jardin a été stoppée par l’interruption involontaire d’une grossesse.

J’ai refermé la BD, je n’avais pas la tête à ça.

La BD a été posée dans ma chambre, sur une commode, elle a pris la poussière.

9 mois plus tard, mon congé maternité débute, j’attends ce moment comme l’opportunité de revivre (comme ma 1ere grossesse) la sensation d’un temps suspendu.

Un temps suspendu des contraintes du travail, où les exigences du quotidien sortent de l’immédiateté et peuvent s’étaler dans le temps. Il y a donc tout un tas d’activités jusque là remises à plus tard car balayées des priorités de l’urgence quotidienne qui reprennent le dessus : lire, marcher lentement, coudre, jardiner, bricoler, écrire pour moi, etc. Je reprends donc la BD, je l’ouvre et je retrouve mon herbier, mes pensées et je m’effondre. Il me revient le sens de la presse des fleurs, le moment de leur cueillette et le temps d’après. Je pense à ma mère, à ses rituels, leur symbolique, je pense à la grossesse interrompue et le fait qu’au présent je suis enceinte alors que dans le présent qui a fait suite à la conception de l’herbier, je ressentais le vide et l’envie de me projeter dans un temps meilleur où l’expérience de l’interruption de grossesse serait balayée, oubliée.

Ça ne l’est vraiment jamais.

Je reprends la lecture de la BD et je lis les petites histoires quotidiennes des femmes, leur boulot, leur famille, leurs histoires d’amour, leurs espérances, etc. et la grande histoire des femmes dans leur puissance collective souvent ignorée par elles même et pourtant si puissante dans leur transmission malgré les obstacles à la sororité.

Cet herbier de pensées fait bien le liant entre ma petite histoire et ma grande histoire et vient me rappeler que le tourbillon de l’urgence du temps présent efface, terrasse la puissance d’une historicité qui s’étend, celle qui nous dépasse et qui est particulièrement puissante, inspirante, pleine d’expériences partagées, de rêves, de résistances, de luttes collectives qui raisonnent individuellement, de révolutions et de possibles utopies.

La redécouverte de mon herbier m’émeut car il remet en perspective un essentiel que la lourdeur des mécaniques quotidiennes, institutionnelles, organisationnelles tend à faire disparaître. Toutes ces mécaniques qui se rendent évidentes, incontournables, prioritaires alors mêmes qu’elles sont bien plus aliénantes et destructrices :

  • Le fait de devoir tenir au travail alors que mon corps vivait un traumatisme m’a fait refermer ma BD et oublier mon herbier
  • L’énergie dépensée à sortir au plus vite de l’expérience traumatique en l’objectivant, la rationalisant, m’a fait refermer ma BD et oublier mon herbier.
  • La force mobilisée pour me mettre en action comme une stratégie occupationnelle pour m’extraire de l’inertie liée au traumatisme m’a fait refermer ma BD et oublier mon herbier.

Pourtant à l’aube de vivre un second accouchement, de rencontrer et d’accueillir ma fille, rouvrir cette BD et voir cet herbier me remet en perspective mon rapport au monde, à mon histoire, à mon existence et notamment de sortir d’une condition fait de solitude et de se replacer dans un continuum historique, générationnel, celui de la condition des femmes.

Derrière cet herbier qui « ne payent pas de mine », il y a un outil cathartique transmis de génération en génération par les femmes et pour les femmes. Il porte en lui l’idée qu’il faut de réparer, se relever, trouver la force et le courage mais ne jamais oublier et ne jamais s’oublier.

La méthode est tellement discrète, elle semble si insipide qu’elle peut œuvrer en cachette comme une incantation de sorcellerie moquée pour son irrationalité apparente et qui portant a l’efficacité d’une puissance collective souterraine, quasi clandestine. Elle a la survivance de la transmission par le privilège du lien affectif, de la sororité, de ce devoir, cette évidence d’entretenir un lien commun, des outils de lutte, de résistances et de soin.

Ces herbiers sont politiques.

Ils me relient avec ces femmes avec qui j’ai vécu, j’ai parlé, j’ai grandi ou celles dont on m’a parlé et qui derrière l’acte banal de presser et de laisser sécher des fleurs dans un livre revendiquaient leur volonté d’exister, d’être sensibles, d’être elles mêmes et de se le rappeler pour alimenter leur volonté de lutte et de résilience face aux drames de leur vie que ce soit la guerre, la violence, l’injustice, la souffrance, le jugement, la mort et surtout qu’on les retrouve elles et leur témoin au détour d’une lecture, d’une flânerie en bibliothèque lors d’un temps suspendu parce qu’elles le faisaient pour elles même mais aussi pour les suivantes, pour que l’on oublie jamais.


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