Mansplaining et ruissellement

Exposer une situation d’interaction dans laquelle je sanctionne des positions de domination par l’occupation de l’espace et du temps de parole, par la prétention au monopole de la compréhension et la maîtrise par l’esbroufe de concepts et d’approches théoriques pouvant aller jusqu’à la pratique du mansplaining m’a valu d’être recadrée par une collègue sur un risque de généralisation abusive. On pourrait penser qu’un petit recadrage, un process léger d’amoindrissement des constats n’est qu’une simple régulation, un débat, une confrontation ordinaire de point de vue. Toutefois la mécanique argumentaire déployée relève davantage d’une forme de ruissellement du mansplaining que d’un dialogue où l’autoréflexivité viendrait faire bouger des lignes.

Après avoir exposé la situation d’hommes cisgenre dans le cadre de situation de réflexion autour de ce que revêt la Recherche et des modalités de sa réalisation, le fait d’évoquer leur appartenance de genre, le fait de nommer qu’il s’agit d’hommes cisgenre a éveillé la suspicion d’une observation et d’une analyse erronée, biaisée et je me suis entendue répondre : « je n’ai lu aucune étude qui indique que des hommes, parce qu’ils sont des hommes monopolisent la parole, prennent tout l’espace et méprisent le travail de femmes, ce sont juste des connards ».

Par cette réponse, l’aspect systémique d’un comportement apparaît nié. Le fondement de ce qui fait loi sociale via le fait social extérieur à l’individu et sa régularité ne suffit plus à faire loi et particulièrement lorsqu’il s’agit des mécanismes de genre.

On ne voit plus le social derrière l’attitude d’hommes au genre masculin qui prennent la place, monopolisent la parole, etc. Ils seraient des « connards » et non plus les agents d’un espace social dans lequel les dispositions de chacun dont le fait d’être un homme cisgenre serait un déterminant de sa position sociale.

L’échange s’est poursuivi avec un argumentaire en « contre exemple » : « dans des labos, des séminaires de recherche, j’ai connu des hommes qui laissaient la place, ne ramenaient pas tout à eux ». Là encore, l’interaction exposée en premier lieu serait extraite des mécanismes systémiques parce que d’autres de la même catégorie n’aurait pas la même pratique, la même stratégie parce qu’ils se comporteraient d’égal à égal considérant l’interlocutrice comme un sujet sachant. C’est bien l’exemple du réflexe essentialiste trompeur qui nous amène à occulter l’analyse des logiques de l’interaction et les postures adoptées par les protagonistes.

Le « mansplainer » ne projette pas une femme dans l’interlocuteur face à lui et dans son monopole de la parole, il projette le sujet social à qui on dénie collectivement la légitimité de la parole et plus particulièrement à l’endroit du savoir et de la connaissance. S’applique cette symbolique du féminin déprécié, à qui l’espace social n’accorde que peu de crédibilité et à l’inverse autorise, alimente la perception d’un être illégitime et donc d’une chose sur laquelle la prise de pouvoir est possible et même acceptée car rien ne la sanctionne.

Bien au contraire, la sanction tombe dans le renversement de la rhétorique essentialiste . Il serait essentialiste de dire que les hommes cisgenre prennent place, occupent, invisibilisent parce que tous ne le font pas. Il y aurait donc illégitimité du propos quand bien même après avoir rappelé et explicité la multitude des travaux sur l’entre soi masculin des milieux universitaires ou encore que l’on ait pu nommer les rouages du plafond de verre : auto censure, renoncement aux projets de recherche et prétention à financement, etc. et qu’une contradiction majeure que nous révèle les statistiques se loge dans une plus grande réussite scolaire des femmes et pour autant une insertion professionnelle moins qualifiée, moins valorisée financièrement, d’une moindre occupation des postes à responsabilité, etc. Cela ne suffit pas pour envisager la possibilité que ces réalités sociologiques et statistiques s’inscrivent et s’expriment en premier lieu dans nos interactions, dans nos tentatives de relations où la condescendance outrancière, la posture paternaliste créent une telle force de coercition qu’elle saisit, transit par sa puissance, sa malhonnête grossière ruisselle au point de faire force de loi dans l’interaction et convainc tous les protagonistes.

Il n’est donc pas question uniquement de « man »splaining mais du ruissellement de ses fondements, de son processus comme mécanisme de prise de pouvoir, d’autorité dans l’interaction via la délégitimation, la négation de la connaissance. Il serait d’ailleurs intéressant d’aller identifier et interroger les éléments au delà du prisme du genre qui appuient cette prise d’assurance à se défaire des données statistiques et empiriques, alors même que dans le contexte des échanges et au regard des dispositions des protagonistes en présence qui, ont ou, ont eu une expérience de recherche alors ces registres de valeurs par la preuve statistique et empirique font sens. Pourtant, à ce moment là, dans ce contexte, ils ne s’appliquent plus et d’autres légitimeraient davantage le fait de ne pas écouter les chiffres ou les études et de faire parler un autre endroit !

A l’instar de l’énoncé selon lequel plus de 90% des auteurs de violences sexuelles sont des hommes et que bien heureusement la majorité des hommes ne sont pas des auteurs de violences sexuelle ; tous les hommes ne sont pas « mansplainer » en revanche les manières d’être, d’agir, d’interagir associées à leur genre leur déroulent le tapis rouge pour sereinement prendre place et occuper l’espace de la connaissance en s’appuyant sur l’invisibilisation et la délégitimation des autres.

Cette logique a de beaux jours devant elle si on y ajoute le déni de sa mécanique systémique voir même le ruissellement de son processus comme outil contre-argumentaire. C’est incroyable à quel point ce type de situation somme toute assez commune et récurrente produit quasi systématiquement de la surprise où l’on se dit sur le moment : « non, il n’est quand même pas en train de se passer ce que je crois, c’est un comble ! » parce qu’on s’illusionne assez facilement sur ce que l’on croyait acquis ou sur ce qui ne nous semblait pas si fragile pas si facilement balayable chez celles que l’on croyait nos alliées…


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