Cours d’école, jukebox et masculinité en trépas

8 mars 2024, tu te réveilles : constitutionnalisation du droit à l’avortement. C’est pas la panacée mais ça te rappelle ce que sont les mondes avec et les mondes sans. Tu le sens bien dans ton corps, t’en frissonnes. Ça te projette dans le fait de vivre dans un monde sans, ce qui te renvoie rapidement à la condition du prévenu dans le box du tribunal : une boîte en verre avec des flics indifférents à ta situation, juste tout puissants qui… te déplacent, qui te gardent, une cage sans air, étouffante insonorisée où tu dois te plier en 4 pour te faire entendre dans un micro trop bas, les mains menottées et une assemblée de justiciers à l’extérieur qui respirent à l’air libre et décident de ton sort.

Donc tu prends une bonne bouffée d’air et tu te dis que c’est une bonne journée qui commence, une journée festive, un réveil qui met en joie parce que ton monde il est avec et ça a taffé pour endurcir un poil plus la possibilité de le remettre en question ce droit !

Mais

T’es féministe

Ca se sait

Y’a donc un truc à double tranchant

C’est ta journée pour le meilleur et pour le pire.

La grisaille arrive, une fois de plus, tu te laisses embarquer naïvement dans un échange qui, au départ, te semble anodin et qui au final devient la mise en scène d’une mécanique masculine d’auto légitimation. Avec un scenario pour l’acteur principal : démontrer le bien fondé d’une remise à plus tard, d’un ralentissement, d’une évolution piano/piano vers l’issue de la destruction et du décès prononcé de l’hégémonie masculine. C’est sûr que ça serait vraiment trop con d’arriver à la tuer d’un bon coup nette, direct et sans appel. Et bien non, la scène consiste à être prise dans sa longue agonie, son pathétique effondrement.

« – Y’a de plus en plus de projets de réaménagement de cours d’école, je trouve !?

– Ouais

– Et ça consiste en quoi ?

– Réfléchir collectivement à recréer la cour comme un espace partagé, où les activités vont davantage se vivre tous ensemble

– Ok

– Il y a aussi l’idée de proposer différents îlots et une logique de déambulation, avec la possibilité d’aller d’espaces en espaces

– Ok

– Et notamment mettre fin au marquage au sol des terrains de foot, de basket

– Ah bon ? Y’aurait plus la possibilité de jouer au foot ?

– Ah si mais plutôt avec du mobilier amovible, les instits sortent des plots, des buts amovibles et y’a des propositions d’autres activités collectives que le foot. Genre des grands jeux. Et il resterait quelques marquages au sol comme la marelle, les escargots/spirales, etc. « 

Le début de la justification, le process d’explication, l’argumentation pour faire comprendre va nous user mais il va tenir, tenir parce que nous sommes pris dans le mouvement perpétuel du « oui mais » : « biensûr qu’il faut lutter contre le sexisme mais si ça pouvait se faire sans que rien ne change, sans que rien ne bouge, ça serait mieux ».

Alors on va essuyer différentes figures d’autorité :

  • Faire peser le dispositif sur les épaules des enseignant.e.s qui ont déjà un taff de dingue, n’est ce pas rajouter des conditions de maltraitance professionnelle et institutionnelle ?
  • La liberté des enfants à se divertir. Ne faut-il pas craindre une nouvelle fois que les adultes se posent en autorité limitatrice de leurs imaginaires ?
  • Et qu’en est-il du regard classiste et raciste de l’école et de sa culture légitime face au foot symbole de la culture populaire ?

Evidemment, qu’on ne peut que rétorquer l’opportunisme des arguments où sont invoquées les éternelles contradictions : responsabilité institutionnelle VS initiatives individuelles ; interventionnisme/autorité VS liberté ; lutte des classes VS sexisme. Il y a toutefois un point commun à ces processus argumentatifs c’est que la mise en tension de ces conflits éthiques légitiment l’issue de l’inertie !

Pour que le processus se déroule à merveille quoi de mieux qu’une petite mise en scène théâtrale avec dans le rôle de donneuse de réplique, la féministe « jukebox » : on ajoute une pièce , on choisit sa chanson et hop nous voilà à nous enjailler sur le dancefloor. Nous pourrions nous demander si le but du moment et d’écouter la musique où de se laisser prendre dans la danse ? A quel moment enlever un marquage au sol a pu laisser penser à l’interdiction d’une pratique ? Ne faut-il pas y voir davantage l’envie, l’excitation de polémiquer plus que de s’envisager ignorer, se laisser douter ?

Évidemment la danse s’est poursuivie parce qu’il le fallait, parce que l’objectif était la mise en scène plus que les répliques car il s’agissait non pas d’avoir raison mais de se voir avoir raison. Il fallait que ça dure, parce que la durée était le gage de légitimité de l’échange. Un jukebox féministe ce n’est pas rien, c’est la recherche d’une mélodie qu’on estime « à la hauteur » mais ne nous méprenons pas, il s’agit de donner la réplique non pas à une personne que nous aurions identifiée comme repère, de confiance sur ces questions mais à une machine parce qu’il s’agit bien, en premier lieu, de s’autoconvaincre que ce que l’on est, que ce que l’on pense, que ce que l’on fait est au bon endroit. S’autoconvaincre que l’on incarne la bonne posture dans la lutte et que l’on a la bonne analyse, celle qui est juste et qui par la même, n’est autre que la performance de soi même, à l’identique, celle du bon gars qui veut bien faire, qui n’a que de bonne intention, qui se pose ses questions, ce qui l’assure d’avoir raison, bien évidemment.

La machine sert l’utilisateur et non l’inverse.

Alors sortons des cages en verre qui programment notre mélodie. Que ce soit les boxs dans lesquels nos corps sont gardés pour être jugés ou les jukebox qui nous font jouer une musique instrumentalisée. Comme l’énonce Audre Lorde : « Les outils du maître ne détruiront jamais la maison du maître. Ils peuvent peut être nous donner la possibilité, momentanément, de la battre à son propre jeu, mais jamais ils ne nous permettront de provoquer un véritable changement. Et cette menace pèse uniquement sur les femmes qui continuent à considérer la maison du maître comme leur seul point d’appui ».

Car cette outil de maître qu’est l’art d’argumenter, de démontrer, de faire preuve de raison sert directement sa maison : avoir raison. Et si converser, échanger c’était se défaire de l’excitation de l’appauvrissement d’un argumentaire de l’Autre, se défaire du registre de la compétition avec la dichotomie défaite/victoire où l’Autre resterait au mieux l’espoir de devenir sujet démoli, détruit, réduit à l’abdication et au pire un simple objet modulable, malléable pour se flatter par ricochet et enfin pouvoir l’envisager comme l’aubaine de rencontrer un.e Autre?

Et ainsi pouvoir envisager des espaces et vivre des expériences où, au delà de nos manières de débattre, ce sont nos manières de relationner qui changent.

Conclusion : à bas les cours d’école avec ou sans foot !

Image d’illustration: peinture d’Agnès Thurnauer « Reflexion et réfection »


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