Réflexion sur la soumission

Il y a quelques jours, en flânant dans les rues de Limoges (la ville où je vis depuis des années, où j’ai fait mes études et où une partie de ma famille a vécu), je suis passée devant la Maison du peuple  et mon premier réflexe a été de prendre mon téléphone et de taper « création de la CGT ». En premier page, l’annonce est claire « création de la CGT, 23 septembre 1895, Limoges ». Je suis quand même allée au delà de wikipédia, sur le site de la CGT qui annonçait la même chose tout en me disant « si la CGT annonce elle même qu’elle a été créée à Limoges, c’est bien le cas »…

Après ces quelques minutes de recherche, je me suis demandée pourquoi je faisais ça ? Pourquoi je cherchais sur internet la création de la CGT alors que je le sais. Je le sais parfaitement et je le sais tellement que je ne sais même pas depuis quand je le sais… Au collège, au lycée, en famille ? C’est un événement assez marquant localement pour que cet événement historique collectif fasse partie des histoires individuelles.

Bref, m’est revenu en tête un événement vécu quelques années plus tôt, et plus précisément 8 ans plus tôt. A l’époque je réalisais une thèse en sociologie sur l’espace des positions féministes en France et j’avais un chapitre de thèse que je voulais resserrer sur l’espace des positions féministes au sein d’un territoire politique particulier et j’avais pris ma localité, Limoges, notamment pour l’emprunte politique et syndicale historiquement à gauche qui me permettait d’interroger en quoi c’était facilitateur ou non pour le.s féminisme.s.

Régulièrement je me retrouvais à communiquer dans des colloques et des journées d’études qui nécessitaient évidemment que je me déplace. Je partais seule, hébergée chez des copines et copains pour 2-3 jours, à devoir enchaîner les trajets, les repérages dans des villes que je ne connaissais pas où je ne connaissais aucun.e étudiant.e.s et encore moins d’enseignant.e.s. Bref, il y a 8 ans, je me retrouvais à communiquer dans un colloque à l’IEP de Toulouse, qui se voulait être orienté vers la mise en valeur de travaux de doctorant.e.s (il y avait régulièrement cette annonce d’une volonté de promouvoir les travaux en cours et valoriser les étudiant.e.s en recherche).

Rien que l’arrivée à l’IEP est déjà cocasse en soi, dès que j’allais à Toulouse j’étais hébergée chez des copains à Bagatelle, autant dire que pour arriver à l’IEP j’avais intérêt à me lever tôt parce que ce trajet est hyper mal desservi en métro, mais à force j’avais mes petits rituels, je ne mangeais pas le matin et j’arrivais sur les lieux où je faisais une razzia des mini viennoiseries que j’enroulais soigneusement dans des mouchoirs que je gardais pour la fin de la communication (stress oblige c’était impossible d’avaler quelque chose avant). De toute façon, je ne connaissais jamais personne dans ces colloques donc je restais toute seule.

Pour cette communication, j’avais choisi d’illustrer l’impact du champ politique sur la cause des femmes et pour ça je prenais l’exemple de Limoges à l’époque. Cette approche, elle avait plutôt le vent en poupe parce qu’il y avait un attirance du milieu universitaire pour les travaux ethnographiques, le recueil de données de terrain et les localités jusqu’alors peu étudiées sous l’angle socio-politique. Autant dire que Limoges, les études féministes, les années 2010, je cumulais les stigmates qui faisaient vibrer les universitaires en mal de révolution populaire.

Je savais qu’il y avait toute une partie descriptive nécessaire à faire dans ma communication, pour planter le décor et ça me saoulait tout le temps parce que ça ne pouvait pas être complet, c’était toujours des bribes d’histoire, des éléments trop caricaturaux mais les personnes présentes étaient souvent très loin de l’histoire de ce territoire. J’ai pu entendre à Toulouse des réflexions du type : « Limoges ? Limoges ?! Ah oui, je me souviens toujours de Limoges comme la moitié du trajet en train pour monter à Paris ». Alors j’utilisais régulièrement des symboles pour situer les gens.

Dans la communication j’avais donc attaqué en posant le décor d’un territoire historiquement à gauche et j’avais pris l’exemple de la création de la CGT à Limoges, d’une maison du peuple qui s’étale sur la moitié d’une rue de la ville, etc. Puis j’ai poursuivi l’intervention vers le cœur du sujet à savoir les mécanismes de pouvoir de systèmes organisationnels sur des militant.e.s de la cause des femmes les amenant à élaborer des stratégies d’engagement et de visibilité dans des interstices politiques.

La communication s’est terminé, il y avait 3 autres doctorantes qui communiquaient également puis ça a été le tour des questions. Je n’avais pas de questions puis une personne a levé la main, c’était une historienne largement reconnue du milieu féministe universitaire et elle a dit « j’ai juste une petite remarque sur votre communication (elle me regardait), je voudrais préciser que la CGT n’a pas été crée à Limoges, voilà c’était juste une précision qui me semblait importante de donner ». Ca m’a séché, j’ai froncé les sourcils ce qui l’a amené à re-répéter ce qu’elle venait de dire et moi, dans ma tête, j’ai vu défiler la rue Charles Michel, mon collège, les manifs, ma prof d’histoire du lycée, les copains de manifs, de la fac, etc. et une vague de honte s’est emparée de moi et la première chose que je me suis dite c’est « comment tu as pu faire une erreur pareil, quelle honte, personne ne connaît Limoges et tu viens encore plus de décrédibiliser cette ville et les gens qui viennent de cette ville ». Évidemment, je n’ai rien répondu, j’étais séchée. La séance s’est terminée, je n’avais qu’une envie c’était de partir dans un trou de souris, j’ai filé en douce et je me suis empressée d’envoyer des textos aux copines et copains : «Urgent : où a été crée la CGT ? ». C’est à dire que quand même dans cette effondrement de la croyance en mes connaissances, j’ai eu une lueur d’estime pour moi même et je me suis autorisée à douter. Évidemment, tout le monde s’est foutu de moi en me disant que bien sûr la CGT a été créée à Limoges. Alors arrêtons nous deux secondes sur ce qui s’est joué dans cet événement et sur ce qui se joue encore et qui s’est infusé dans mon esprit jusqu’à aujourd’hui où j’ai vérifié le lieu de création de la CGT.

Il est assez simple de comprendre que l’autorité, la légitimité du prestige de l’enseignant.e chercheur.e se sont exercées sur moi comme un symbole produisant la perte d’une existence de soi en tant que sujet, pensant, légitime, avec une cohérence et une raison qui mérite d’être considérée au même titre que n’importe qui.

Au delà, la manière dont le process s’est déroulé est particulièrement intéressant et c’est bien ce process qui produit de la violence et, cette violence qui produit la soumission, le silence, l’obéissance. Ce process, il s’inscrit dans un décor où ma solitude s’oppose à la communauté universitaire qui fait corps ; où la plouquerie de la petite ville de province, son invisibilité, sa supposée inactivité et son absence d’attractivité s’opposent à la croyance dans ces « ensembles » urbains qui se targuent de faire l’Histoire » ; où la stratégie d’euphémisation du stigmate donne l’illusion d’une horizontalité des rapports (l’intérêt pour les terrains peu visibilisés c’est juste qu’ils suscitent l’exotisme…) et enfin où nous avons assisté en direct à l’objet même de la communication à savoir que les systèmes organisationnels institutionnalisés mettent en œuvre l’invisibilisation de celles et ceux qui souhaitent en faire bouger les lignes politiques pour y faire exister leurs réalités sociales et politiques (les féministes, les étudiant.e.s, etc.).

Il reste tout de même un gros morceau qui ressort 8 ans plus tard c’est ma soumission… Le silence et le désarroi face à la remarque et comment cette déstabilisation vient s’inscrire dans le corps au point que des années plus tard alors que cette enseignante a oublié cette anecdote, l’anecdote est une violence vécue de mon côté.

Commençons par ne pas culpabiliser du silence pour enfin rompre le mouvement perpétuel de la domination où la victime se sent coupable. En revanche, il s’agit tout de même de questionner les raisons pour lesquelles le savoir expérienciel n’a pas fait et ne fait toujours pas assez légitimité. Comment se fait -il que je n’y crois toujours pas assez pour qu’il vienne étouffer la légitimité de l’arbitraire culturel? La réponse sera trop brève mais il me semble que tant qu’il ne fera pas croyance collective alors ma solitude prendra le pas et je me croirais toujours seule.


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