Entre les tribus

Entre les tribus

Chronique du surf impossible 1

Pointons d’abord sur la carte le coin de côte le plus austère. Des falaises, du maquis, l’hiver aussi. 17 heures de routes soulignent le divorce entre notre rude destination et nos idéaux de palmiers dans le sable chaud. Mais il est aisé de se réconcilier avec l’austérité quand elle nous promet des plages dépeuplées. Plus les kilomètres passent, plus la perspective d’être seuls à l’eau, à surfer des vagues vierges, nous excite. Le froid et les chemins à flan de précipice finissent presque par nous plaire, comme autant de garanties d’une solitude pure. La raison banale devrait convaincre les foules de rester entre elles, au chaud, sur le goudron, à la lumière, loin du désert.

Quand nous descendons la dernière vallée, notre regard est capté par ces lignes de swell qui se forment au loin, dans ce petit triangle bleu coincé entre deux falaises. Nos cerveaux se mettent à cogiter à 10 000 en spéculant sur la forme de la vague qui va se briser plus bas le long des rochers. Le chemin de graviers, de boue et de nids de poules, nous bringuebale dans un oasis de verdure et de ruisseaux qui ont su échapper à la vie lente et sèche de la roche. La route n’en est pas moins interminable et chaotique. On descend, encore. Quelque part, dans un coin anxieux de notre esprit, rempli d’angoisses que l’on maintient habituellement à distance pour que la vie reste supportable, on se dit « là, dans ce désert, s’il nous arrive quelque chose, personne ne viendra nous chercher… ». Mais on refoule un peu plus loin le doute et l’anxiété, « parce qu’on n’a pas fait 17h de route pour commencer à flipper ».

Puis, fortuitement, avant le dernier virage qui mène à la plage, nous apercevons la silhouette d’un camion. Dans un premier temps, cette surprise nous caresse l’angoisse dans le sens du poil, en apportant un peu de paix là où nous nous imaginions livrés à nous-mêmes, perdus dans un chaos d’écume et de roches. Somme toute, nous accepterions bien de surfer à trois ou quatre dans la mesure où ce petit comité n’est pas si éloigné de la solitude, vu l’immensité du terrain de jeu.

Mais derrière ce virage, derrière ce camion, il faut faire un constat plus amer et difficilement prévisible ; nous ne sommes pas seuls. Nous sommes même plein, trop. Des vans, des breaks, des 4×4, des pick-ups… du Mercedes rouillé d’après-guerre habité par toute une famille de « marginaux » comme dirait la police, jusqu’au SUV dernier cri conduit avec fierté par « des gens qui réussissent », tous remplis de planches à 600 balles et stickés de toutes les marques à la mode…

L’oasis austère est colonisé par des tribus.

 S’accommoder de la société du surf

Cette réalité affligeante souffle le vent de la colère et de la déception. Sous le joug d’une amertume irréfutable, nous interprétons les faits grossièrement, sans détour, comme ils nous sautent au visage. Encerclés par le folklore des clans et les cérémonials de hordes aussi sophistiquées que primitives ; les comportements, les postures, les possessions matérielles, tout nous paraît ostentatoire, démonstratif, calculé et grossier d’évidence. La finesse des paysages, ces petites subtilités que l’on relevait avec émerveillement, puis la douce idée de tomber sur un lieu étonnamment accueillant au milieu d’un néant abrupt, viennent s’échouer là, brutalement, au milieu des tribus et de leurs véhicules et de leurs planches et de leurs autocollants et de leurs combinaisons qui sèchent, déjà. Nous aurions préféré ne pas être hantés par cette clairvoyance froide et catégorique qui renverse tous nos désirs. Nous aurions aimé ne pas faire partie de cette tribu.

Nous réalisons qu’il ne suffit pas ou plus de composer avec l’océan pour faire du surf. Il faut s’arranger des surfers. Ne pas condamner trop vite la vulgarité de leurs démonstrations tribales, car à plusieurs égards, tout nous en rapproche. Accepter de faire partie d’une masse dont on ne se reconnaît ni dans la globalité ni dans le détail. Comme si cette « appartenance malgré nous » n’était pas assez embarrassante, il faut aussi se familiariser avec le regard des non-surfers. Se faire aux stéréotypes auxquels nous ne manquerons pas d’être assimilés. Il faut dire que certains surfers mettent particulièrement du cœur à l’ouvrage pour coller aux catégories dans lesquelles ils ont été mis, et ainsi conforter la pertinence de ces catégories. Hippies, sur-trippers, free-surfers, shapers, pros, amateurs, locaux, underground, marginaux, autonomes, alternatifs… Ceux-ci, aussi caricaturaux soient-ils, n’ont peut-être pas eu le choix non plus, ils sont aussi les victimes de l’ostracisation imposée par le monde normal à ceux qui n’ont pas su ou voulu s’accommoder de la norme. Mais là les cartes sont troublées. Qui écrit les catégories ? Sont-elles inventées par les dominants pour désigner ceux qui dévient des normes qu’ils ont établies ? Relèvent-elles de définitions que les membres d’un groupe se donnent à eux-mêmes ? Ici, tout se mélange certainement. Dans les deux cas, ces catégories nous semblent bien repoussantes. Et dans tous les cas, elles existent et il faut faire avec. Dès que l’on s’en rapproche, elles nous aimantent.

Passer à travers le maillage social

Le reproche pourra être fait à cette chronique et celles qui suivront, de « mettre dans les surfers dans des cases » ou de dresser une liste de critères catégorisants. Nous partons plutôt du principe que les catégorises sociales sont le résultat de rapports sociaux et de dominations. Donc ces chroniques sont là pour débusquer les processus de catégorisation pour mieux les dépasser, plutôt que de les laisser ramper là, et infester sournoisement les plages. Nous aimerions comprendre comment ces stratifications ont pu prendre une telle place, avoir autant d’impact, devenir si réelles et tangibles, pour mieux les déconstruire, pour ne plus avoir à en souffrir, pour en sortir.

S’il ne s’agissait que d’enjeux de représentations et d’images, nous passerions notre chemin, sourire en coin. Laissant les tourments stylistiques à ceux qui s’en préoccupent. Mais c’est bien le sens et l’essence d’une pratique qui sont en jeu, la signification de choix existentiels et leur résonance dans le reste du corps social. Puis les apparats de la « surf-culture » ne relèvent pas uniquement de la mode, ils sont devenus des critères d’intégration dans les clans, leur défaut nous vaudra une mise à l’écart, une relégation, non sans conséquence sur notre pratique une fois à l’eau. Alors que nous aurions juste voulu passer à travers ces processus là.

L’abondance des surfers et de leurs gimmicks dans toutes les vallées austères du monde, puis les poncifs dans lesquels la société « civile » nous renvoie, font grandir en nous le sentiment de n’être nulle-part à notre place, comme dirait Daïtro. L’envie est pourtant irrépressible de démêler l’enchevêtrement de pièges tissé par les préjugés. Oui, il y a un ensemble de comportements tribaux dont nous incarnerons les premières critiques. Mais non, cette critique ne doit pas venir de l’extérieur, de manière hétéronome, car justement elle sert à normaliser. Il revient aux tribus de se questionner, de s’écrire, de construire l’image, le savoir, la politique et la culture qui leur conviennent, sans tomber dans une logique identitaire, communautaire et défensive. Ce n’est d’ailleurs peut-être qu’à cette condition là qu’elles sortiront du tribalisme et qu’elles transformeront le statut qu’on leur accorde. Faut-il encore qu’elles le fassent avec recul et subtilité. C’est à dire qu’elles soient capables de construire une identité fine et complexe, qui fasse sens et qui ne se suffise pas d’autocollants, de marques et de boissons énergétiques. Oui, aujourd’hui ces tribus ne sont pas prêtes à cet effort là. Aujourd’hui, en bas de cette vallée, elles nous répugnent de vulgarité et d’ostentation creuse. Aujourd’hui, la colère aidant, nous serions tentés de dire qu’elles méritent bien leur réputation. Mais demain, quand quelqu’un d’extérieur à la tribu viendra faire une critique à son endroit, nous nous sentirons le devoir de la défendre en répondant « vous ne pouvez pas comprendre ». Dans ces moments là, la complexité nous assaille. A tel point qu’on s’y débat et qu’on y bafouille, subjugués par les raccourcis simplificateurs qui nous viennent de toute part, choqués par cet arrière plan aussi complexe qu’évident et que personne ne veut voir. Dans le monde « normal », on revendiquera d’être ailleurs. Mais quand cet « ailleurs » devient l’avatar d’un clan idiot, on fuira encore. Tribus d’un côté, monde normal de l’autre, on est définitivement mal à l’aise partout.

Aucun des deux versants de cette proposition binaire ne nous séduit. Il va donc falloir amener le surf ailleurs puisqu’il ne nous fait plus voyager de lui-même. En commençant par dévoiler nos  questionnements gênants sur cette pratique, vue de l’intérieure.

Comment faire avec ce désir de s’extraire des représentations et des assimilations injustes dont le monde normal nous accable quand ces préjugés nous construisent en partie ? Comment mettre en lumière les nuances et les contradictions qui nous paraissent fondamentales, alors qu’on est tous là, membres de ce clan uniformisé dont on aspire paradoxalement à se détacher ? Comment ne pas être complice de cette situation communautaire quand on s’entasse sur le même parking bondé, sur la même vague et la même planche, avec le même corps façonné par le même effort, et souvent, la même tête, construite par les mêmes expériences ? Autant de questions qu’on aurait aimé ne pas se poser. Car tous, sur ce parking, on doit se dire au fond « qu’on voulait juste surfer ».

Mais « juste surfer » n’est plus possible.

Ce n’est plus possible car l’histoire a vu se répandre une forme de droit plus ou moins explicite partout autour du surf.

Faire profile bas face au commun privatisé

« S’arranger des surfers », c’est d’abord devoir naviguer entre leurs sous-divisions, leurs factions. Chaque groupuscule a une fonction précise qu’il vaut mieux cerner à l’avance pour éviter les ennuis. Encore une caractéristique quasi mafieuse que l’on détestera la plupart du temps, mais que l’on sera pourtant prêt à justifier une fois poussé à bout par l’irritante critique d’un non-surfer plein de préjugés. Comme pour préserver notre perle rare, même si on la sait gâtée à cœur. Nous menons un double jeu qui nous fatigue, d’autant plus que nous avons du mal à envisager un échappatoire. Et plus la démographie de surfers augmente, plus les chapelles renforcent leurs rôles, plus le droit se durcit.

La première de toutes les factions est celle des locaux et de leur localisme plus ou moins exacerbé dont il faudra s’accommoder. Le mot d’ordre affiché partout est le suivant : « il faut respecter les locaux ». Mais qu’est-ce que ça veut dire exactement ? Je crois bien respecter le local, tout autant que le non-local, que tout être humain, au moins autant que j’aimerais que l’on me respecte. Pourquoi le local devrait faire l’objet d’une forme particulière de respect ?

On ne sait pas pourquoi, ça ne s’explique pas, mais ça se sent, très rapidement. Quand on arrive au « pic », dans la zone de départ des vagues, on a souvent la sensation de devoir s’écraser. Dire bonjour même si on ne nous répond pas. Ne surtout pas prendre la première vague pourtant insurfée qui passe. Il faut la regarder dérouler, temporiser, montrer patte blanche et laisser passer celle d’après encore. Pendant ce temps là, les locaux continuent de surfer, l’air de rien. Il règne un climat de paix fragile. Les choses se compliquent au moment de prendre notre première vague et d’en finir avec l’attente et le profile bas. A cet instant là, les torses se dressent, les regards se noircissent, et l’air se charge d’électricité. Monter au pic n’était pas la pire des offenses. Le vrai péché, c’est de prendre une vague. On a la sensation d’entrer dans un territoire défendu, d’être un intrus de plus. Car à nos côtés, au cœur de la violence de l’océan, les propriétaires de la terre et de l’eau montent la garde. Et rapidement nous auront droit à une démonstration de virilité qui vise à défendre le domaine de ces seigneurs. Manœuvres d’intimidation, braquage de vagues, coalition contre l’étranger… Nous avons mis la meute de loups en action.

Nous sentons bien que nous sommes entrés chez quelqu’un. Nous étions loin d’imaginer que ce bien commun puisse faire l’objet d’utilisation privative.

Cela nous pousse aussi à nous définir nous-mêmes, à questionner notre rapport à la vague, à notre territoire. Je ne me considère pas comme un local, je suis de partout. La vague que je surfe le plus régulièrement n’est pas vraiment la mienne, elle n’est à personne, elle déroule là, juste là, pas loin de la maison que j’habite à temps partiel. J’habite souvent ailleurs, car les maisons tout comme les vagues ont cette tendance à me lasser quand elles font l’objet d’appropriations ou de délires colonisateurs. Celui qui vient surfer là où je surfe habituellement, n’est ni le bienvenu, ni le malvenu, il est juste là, comme moi. Mais ma posture ne fait que susciter de l’incompréhension, et on me prend pour un faible, autant le dire.

Dévier le droit du sol féodal

Donc il a fallu apprendre quelques numéros d’équilibristes pour naviguer entre les meutes de loups. Le premier, savoir partir dans les zones les plus dangereuses des vagues, plus à l’intérieur, plus prés des rochers, là où personne ne s’aventure. Là où on gagne le fameux respect aussi. Le deuxième, apprendre à partir sur une vague au dernier instant. Laisser les autres faire leur « take off », les surveiller du coin de l’œil et quand tous le ratent, être capable de se retourner d’un coup et de partir in extremis là où ils ont échoué. Résultat, j’ai l’impression que cela fait des années que je n’ai pas pu choisir l’endroit de la vague où j’allais partir, car j’ai toujours fait en fonction des autres, en allant chercher toujours plus à l’intérieur qu’eux ou en partant au dernier moment à la suite de leurs échecs. Car ailleurs il n’y avait plus de place.

Apprendre la langue du pays aussi, ca ne fait jamais de mal, même si on ne vous répond pas.

Mais ces petites combines là ont aussi parfois tendance à irriter fortement les plus fiers et les plus viriles. Et c’est souvent à ce moment là qu’on nous rappelle à la l’ordre, et que l’on entre dans la zone de droit du seigneur.

Habituellement, quand plusieurs surfers se retrouvent au départ de la même vague, la règle la plus communément admise consiste à donner la priorité à celui qui est placé le plus à l’intérieur du déferlement. Celui qui prend le plus de risques donc. Cette règle là, on s’y fait vite, elle fonctionne potentiellement partout dans le monde, et personne n’a jamais objectivement trouvé quelque chose à y redire. Elle permet d’organiser un minimum le pic. Mais… les loups les plus à vif de la meute l’entendront désormais d’une autre oreille. Souvent après deux ou trois vagues, ils viennent vous voir pour vous dire « wait for your turn ». Autrement dit, la loi universelle de la priorité ne s’applique plus pour vous, car le seigneur en a décidé autrement. Vous êtes sommé de revenir au profil bas que vous avez bien voulu montrer au départ. Alors vous laisser passer des vagues, encore. Vous attendez que les autres en soit rassasiés. Et là vous pensez que votre soi-disant « tour » est revenu. Vous partez, puis le même local passe derrière vous pour se mettre 1m plus à l’intérieur, puis il siffle, il faut lui laisser la vague… en vertu de la règle universelle de la priorité, celle dont vous avez été privé 20 minutes avant.

Voilà comment se manifeste le plus souvent le droit féodal du local. Si le seigneur a la priorité, c’est la règle de la priorité qui s’applique. Si c’est son tour, c’est la règle du tour qui fonctionne. La seule règle fiable dans l’histoire, c’est la suivante : « si t’es pas d’ici, tu t’écrases et tu manges les miettes ». Si l’on devait prolonger ça donnerait : « viens habiter ici et passer du temps dans la région, apprends la langue mais ne pique pas trop le travail, attends à l’eau en prenant peu de vagues, montre du respect pour ceux qui étaient là avant toi, va surfer là où c’est dangereux et dans des conditions dégradées et après des années, ton statut aura peut-être la chance d’évoluer ». Surtout, ne pas répondre que « chez toi », tu ne traites pas les visiteurs comme cela. Puis éviter de dire que le « chez-soi » est un concept que tu ignores. Les gorilles ont l’habitude de mettre des poings dans les gueules une fois à bout de parole. Et ce bout là, il vient vite.

Être d’ici ou être d’ailleurs engendre deux statuts et deux droits différents. Nous avons de plus en plus envie d’être de nulle-part.

Fuir l’invasion du droit colonial

Il faudrait pouvoir expliquer aux gorilles que nous aussi, tout nous déplaît chez le surf-touriste qui vient maximiser les vagues d’ailleurs quand celles de « chez lui » ne fonctionnent plus, ou sont trop froides. Pouvoir dire que ce n’est pas parce qu’on n’est pas d’ici qu’on tombe nécessairement dans la caricature désagréable du surf de masse mondialisé, même si on y ressemble. C’est vrai que la faction des surf-touristes ou surf-trippers est capable de sauter en un clin d’œil dans un van ou un avion pour profiter d’une vague qui vient d’être annoncée à l’autre bout du monde. Alors que les locaux, parfois assignés à résidence, avec un travail, peu d’argent, une famille, ne verront peut-être de toute leur vie qu’une seule et même vague, leur vague. Les gorilles sont insupportables mais on comprend bien comment ils le sont devenus. Ce qu’ils vivent est injuste et violent.

Une pratique qui relevait de l’évasion, ressemble à une grande invasion désormais. De la même manière que les ancêtres surfers hawaïen se sont fait violemment colonisés par les blancs au XIIIème siècle, aujourd’hui, toutes les plages du monde rejouent une forme euphémisée de colonialisme mondialisé.

En bas de cette vallée, nous sommes les témoins d’une colonisation de toutes les terres libres par des groupes  uniformisés, purs produits de la culture post mondialisation. Ces factions d’envahisseurs parlent anglais partout où ils vont, comme si c’était la langue internationale et légale du surf. Qui ne s’y plierait pas serait un inculte ou un indigène éloigné de la civilisation. Tous les travellers ne font pas l’effort d’apprendre à dire bonjour dans la langue du pays dans lequel ils sont venus surfer. Souvent, quand nous croisons à pied un traveller au coin d’une falaise, il nous dit « hello », « hi ». Nous aurions pu être des locaux, portugais, espagnols, marocains etc, et son « hi » aurait été malvenu. Mais prenons la mesure des faits, d’abord le surf-tripper ne s’embête pas  souvent avec les langues locales et ensuite, notre « non-localité » doit être marquée sur notre tête. Même si on aurait aimé y échapper, par notre présence ici dans ce pays « étranger » nous amenons notre pierre à l’édifice aux foules de surf-touristes, cela nous est en tout point désagréable et inconfortable. L’affirmation gorillesque des cultures locales est donc en partie une défense contre la violence ethnocentriste du peuple mondialisé qui arrive avec ses gros sabots dorés et anglophones sur les spots. Pourtant, les trippers se disent « ouverts d’esprit », leurs camions arborent des symboles peace and love, adeptes d’une sacro-sainte tolérance (qui n’est souvent qu’un faire-valoir circonstanciel qui les arrange) ils font profile bas sur les spots, car ils savent qu’ils « ne sont pas chez eux ». Ils seront parfois les premiers à relayer le mot d’ordre « respect the locals », pour mieux coloniser en paix. Car effectivement cela ne les empêche pas de constituer une masse colonisatrice, nous compris, au delà de leurs bonnes intentions individuelles. Aussi innocents soient-ils, nos petits voyages individuels deviennent de grands pèlerinages envahissant les plages du monde entier de richesses, de 4×4, de canettes RedBull ou de « peace and love ».. Et potentiellement, nos esprits ouverts et nos profiles bas, une fois « chez eux » redeviendront « localistes » et feront la guerre virile aux surf-touristes qui viennent exploiter « leurs vagues » et qui ne parlent pas « leur langue ».

On aurait pu éviter de s’infliger tout ça quand même.

Le localisme est donc une réaction de désespoir et d’impuissance de la part des locaux face à un phénomène violent. La vague sur laquelle ils surfent entre eux depuis leur enfance s’est un jour ouverte au monde sans leur accord. Il est vrai que tant que le surf-tourisme n’existait pas, il y avait certainement moins de localisme. Donc nous pouvons en partie expliquer le localisme en tant que réaction à une agression extérieure. Pour autant il serait inexact de dire que le surf-tourisme a engendré à lui seul le localisme chez les surfers. Dans plein d’endroits côtiers où les touristes sont nombreux à l’eau, des locaux se sont montré accueillant. Il y a donc d’autres facteurs produisant l’hostilité du local que l’agression extérieure. Et à cet endroit, au moment de saisir l’essence de ces comportements grégaires et archaïques, une foule de raisonnements pourris surgit. La première idée simpliste et insatisfaisante serait de dire qu’il y aurait quelque part dans les gènes de l’homme une propension à s’approprier l’espace. Comme si la propriété privée était en germe dans la nature humaine et que le localisme du surf en serait une énième preuve tangible, ici et là. Ce raisonnement est réducteur car effectivement, il est inexact d’affirmer que de tout temps l’humain aurait tendance à revendiquer la propriété originelle de terres ou d’idées. Il n’y a que des situations qui le poussent à le faire. De la même manière il est idiot de croire que de tout temps l’humain a eu soif de conquête et de sang, et que cette propension serait incarnée de façon euphémisée dans le corps du surf-traveller. Il s’agit donc plutôt d’ un processus de co-évolution entre envahisseurs et envahis qui pousse les uns et les autres, tantôt à durcir leurs positions, tantôt à les adoucir, voir même à coopérer. Par exemple, les locaux savent très bien adoucir leur jeu quand ils tiennent un surf-shop ou une école de surf, et qu’ils ont besoin du pouvoir d’achat des surf-travellers pour vendre leurs services au pied des plages, dont ils aimeraient paradoxalement se réserver l’accès. A l’inverse, les surf-travellers sont rassurés à l’idée de trouver des réparateurs de planches dans les surf-shops tout au long de leurs voyages sur les plages qu’ils « envahissent tout en s’écrasant » devant ces mêmes réparateurs-surfers locaux.

Il serait donc plus juste de dire que de tout temps, les situations de vie économiques, sociales, culturelles, territoriales de notre espèce ont favorisé des guerres plus ou moins chaudes entre les factions. En cela, le surf n’y fait pas exception.

La subversion qui n’a pas eu lieu

Or nous aurions souhaité que le surf serve de support à une nouvelle voie plaisante qui nous arrache des déterminismes sociaux, enfonçant des coins entre les blocs existentiels solidement installés pour défricher des perspectives légères et excitantes. Le surf, par son mouvement et ses risques permanents, avait cette propension à inspirer le refus des ordres établis, comme une glisse sociale. Constatons qu’il a plutôt servi à établir des ordres, d’abord en son propre sein en instaurant des seigneuries défendues, et ensuite en abondant dans le sens des ordres du reste du monde. Il s’est fait retourné comme une crêpe par l’industrie, le marketing et les médias. Désormais on ne peut plus se contenter de sa soi-disant « essence libre » pour qu’il génère de la liberté. Il n’a plus que les apparats de la subversion, quand il ne les jette pas aux oubliettes d’un air embarrassé. Cette propension à la liberté nous fait l’effet d’un mirage aujourd’hui. Comme cet espoir de surfer seul en bas de cette vallée. Une belle fable.

Cette glisse tant attendue pour s’extraire d’un monde qui nous étouffe, reproduit la suffocation à laquelle nous voulions échapper. Le surf, au sens d’un levier de pouvoir et de liberté, est devenu impossible. Pourtant il nous est tout autant impossible de ne plus surfer. S’il n’émancipe pas par essence, il va falloir le travailler, le penser et l’écrire pour le sublimer.