Murs d’eau, vagues de mondes
Au départ, on s’en est pas rendu compte. Mais tout ça, c’était bien une manière de fuguer. Comme une fuite vers le large. On ne cherchait pas la solitude, elle s’imposait. Une solitude élémentaire, qui poussait toute seule entre l’océan et ses vagues. C’était comme ça, un endroit parmi la houle, qui nous obligeait au détachement complet du monde. Puis, c’est devenu une habitude de se sentir abandonné, de laisser le temps filer, de ne plus le compter, et de perdre le sens des responsabilités. La mer et sa houle peuvent produire tout ça. Du moins, dans nos souvenirs. Car c’est bien dans nos souvenirs, et dans nos souvenirs principalement, que persiste ce détachement.
En réalité, sur la plage, c’est bien différent. Sur la plage, c’est un peu l’angoisse.
Alors que dans nos mémoires, dans nos mémoires obsessionnelles, on trouve la sensation inoubliable de cette vague qui s’est gravée dans le dur des nerfs. Cette vague qui se tend dangereusement, toute rayée par le vent de terre qui s’amasse contre elle, en l’absence manifeste des humains. Cette vague qui forme un mur, un long mur d’eau, dépassant bientôt la verticale. Un mur vert, parsemé de petites taches d’écumes laissées par la vague précédente. Un mur qui sous lui creuse le sol, un mur soutenu par un océan entier qui le pousse dans le dos. La houle va vers l’avant, mais notre salut est dans la latéralité du mouvement et la vitesse. Avec la houle, nous fabriquons ensemble de l’oblique. On sait déjà que ça va aller très vite, qu’il faudra complètement s’y abandonner, sinon ca n’ira pas bien loin et ca fera mal. Le long mur d’eau qui se dresse soudainement annonce que le déferlement sera très rapide et que déjà, on est en retard. Il faut y inciser le rail, pour s’accrocher au mieux sur la paroi, et s’engager vers l’avant afin d’accélérer cette course folle qui ne tient qu’à un fil de planche, de dérive ou de palme. Il n’y a personne avec nous, ni autour, ni devant, ni derrière. C’est une affaire que l’on mène seuls, avec le mur vert. Il faut aller au plus vite, car aussi loin que le regard puisse porter, le mur menace de s’enrouler, sans prévenir. Tant que le vent de terre le tient en attente, il s’agit de générer de la vitesse et parcourir le plus de distance possible. Il y a là un des moments suspendus les plus exquis que l’existence puisse offrir. Un temps avant l’effondrement, où toute la violence des éléments conjugués est en pause, pendant que la glisse, elle, se veut célérité et distance oblique. Se sentir étoile filante, au milieu d’un chaos inévitable et à venir, voilà toute la précipitation que l’on souhaite à cet instant là. Puis immanquablement, le mur finit par s’entortiller sur lui-même. Ensuite, peu importe qu’il nous laisse un tube d’air pour y respirer et en sortir, qu’il nous broie sur le champ, ou qu’ils nous offre une rampe pour s’envoler, tout est bon à prendre dans l’effondrement explosif du mur. La mémoire de cette vague sera toujours fraîche. Ce souvenir est si vivant que le cœur s’emballe en y songeant. Ce souvenir est si intact, que l’on y voit encore l’ensemble de l’océan dépeuplé, on y ressent la force de l’exode qui a fait fuir l’humain d’ici. L’océan y paraît tout puissant, violent et désertique. Dans ce souvenir, tout le monde a déserté l’eau pour rejoindre la société. En sortant de cette vague, on se surprend à penser « tiens, ca aurait été bien que quelqu’un la voit, celle-ci », puis l’égo se retire vite au profit de l’instant, et on se dit « non, c’est peut-être mieux comme ça ». Les humains ont déserté la mer, mais la mer, elle est bien occupée par des lignes infinies de houle qui se succèdent à perte de vue, et qui se font caresser à rebrousse poil par le vent de terre. Jusqu’au moment de partir, quand l’on franchit la dune vers le retour, la perfection des murs verts qui se succèdent n’a d’égale que là parfaite absence d’humain. Et ma propre présence s’est fondue dans l’eau, dans le sable, dans l’écume, dans la roche.
Cette mémoire est celle d’une évasion. S’évader de l’autre monde, celui qui est fou et dans lequel plus rien ne peut vivre. S’évader de sa propre substance qui pèse bien trop lourd en dehors de l’eau. S’évader de toute la pression sociale qui colonise la tête.
Mais tout ça, c’est dans notre mémoire et dans notre mémoire seulement. Une mémoire vivante et tenace, qui contient la sensation après laquelle nous allons courir tout le reste de notre vie. Une sensation d’évasion, de désertion, d’abandon et d’oubli… et le goût trop exaltant d’une possibilité de vie comme on l’entend.
En bas de la vallée, entre les rochers, sur le sable, au milieu des vagues, sur le parking, nous sommes aujourd’hui à l’océan, loin, très loin d’une quelconque évasion.
Le nombre de camions qui s’alignent sur le front de mer, de combinaisons qui sèchent déjà, de planches à terre, de cagoules noires qui percent la surface derrière les vagues, nous font plutôt l’effet d’une invasion totale.
La société s’est répandue, jusqu’au mur vert.
Alors, comment s’évader quand on est envahis de toute part ? Comment s’évader quand on est nous-mêmes l’un des envahisseurs ? Nous courrons tous, nous tous les envahisseurs, après la même sensation singulière, après ce souvenir unique qui hante chacun de nous à sa façon. Mais comme nous courrons tous après ce même fantasme en même temps, et au même endroit, nous annulons certainement toute possibilité de le vivre.
Dans le flot de cette colonisation des mers, il y a bien quelque chose d’essentiel qu’il va falloir sublimer et transformer, une manière de voir peut-être, ou de sentir. Une manière d’être et de surfer autrement. Il nous faudra imaginer une autre réalité que celle de l’adversité ambiante que nous subissons autant que nous la produisons. Il nous faudra penser notre espace commun. Le problème, c’est que nous détestons les règles. Et si notre solitude avec l’océan tend à disparaître, sans retour possible, comment va-t-on vivre ce surf qui nous détache si heureusement du monde ?
Ce qui nous intéresse, maintenant, c’est de savoir comment les uns et les autres s’y prennent.